Ce matin, Lili a pris son poste sur la terrasse plus tôt que d’habitude parce qu’elle ne voulait pas louper le passage du laitier. Ils ont réinstauré la tradition dans le quartier. Mathieu lui a donné le flyer qui informait les habitants que la 1ère livraison devait avoir lieu aujourd’hui, mais elle n’a vu personne.
Est-ce que celui qui s’occupe de ça à la mairie a le titre de « chef de projet » ? C’est la question qu’elle se pose.  Dès qu’il y a un truc à faire dans l’entreprise et qu’il y a un mec qui s’en occupe, il devient le chef du truc en question. C’est ce qu’on appelle un chef de projet.  Quand elle était stagiaire chez «Rondcaf», avant que ça ne déraille, il y en avait plein, des gens importants. Ils passaient beaucoup de temps en réunion, café, téléphone à portée de main, PC portable et PowerPoint. Et elle qui prenait des notes. Plus maintenant. Fini tout ce cirque. Trop de toits au-dessus de sa tête, trop de monde dessous et dedans. Elle ne peut plus supporter les gens, ne peut plus concevoir de dormir enfermée, de manger prisonnière de ces murs qui se serrent contre elle pour l’écraser. Son psy a mis deux mots là-dessus, il a dit « claustrophobie » et « burn out », comme si elle ne le savait pas déjà ! 120 euros pour s’entendre dire ça !

La voisine de la maison d’en face a un quart d’heure de retard.

D’où elle se tient, Lili observe la rue. Elle a repéré la fille parce qu’elle sort toujours de chez elle à la même heure, en courant comme si elle avait un lion aux fesses et parce qu’elle est jolie aussi, qu’elle a l’air triste et qu’elle trimballe un minuscule chien qui, lui, ne veut pas courir. Il traîne ses petites pattes pour freiner l’allure trop rapide de sa maîtresse.

Sinon rien ne se passe.

Les voisins ouvrent leurs portes à des heures variées et variables, le portail, le garage, puis ferment le tout et partent. La plupart du temps la rue est silencieuse et abandonnée par ses habitants. Lili regarde quand même et attend, attend et regarde puis attend encore. Ça lui plaît. Cette absence de mouvement l’apaise. Seul le vent qui balaie les premières feuilles mortes anime un peu les lieux. Lili observe ce vide, se dit qu’elle est la seule à le voir pour l’instant, que les gens qui habitent là respirent ailleurs, parlent, travaillent, mangent mais que leur rue, elle, ne bouge pas. Comme un animal fidèle, elle se tait et patiente jusqu’au retour de ses maîtres. Est-ce qu’ils pensent à elle de temps en temps, est-ce qu’ils se l’imaginent ? Est-ce qu’ils se doutent que Lili reste là et qu’elle attend, avec la rue, que la vie revienne. Lili veille et elle le fait pour rien, gratuitement sans qu’ils aient eu besoin de lui demander.

En pensant cela, elle réajuste ses jumelles.

8h et toujours personne, c’est étrange, peut-être est-elle malade. En deux mois d’observation, pas une seule fois la fille n’est sortie après 7h30. Elle aimerait lui parler, lui demander ce qui ne va pas, et puis lui dire qu’elle va trop vite, que le petit chien ne peut pas suivre, qu’elle ne peut pas faire comme s’il n’était pas là. Si on prend un chien, c’est bien pour en prendre soin non ? À quoi bon sinon ?

L’air est frais, avec ce petit vent qui souffle depuis 3 heures du matin.

Son sac de couchage n’a pas suffi cette nuit. Mathieu lui avait pourtant dit de prendre une couverture de plus mais comme d’habitude elle s’est crue plus forte que lui, c’est parce qu’elle aimerait tant que ce soit vrai, une seule fois, se montrer sous un autre jour, lui laisser entrevoir ce qui se cache derrière ses failles.  Depuis deux mois qu’elle est en arrêt maladie, il a ce regard sur elle, qui la scrute pour déceler le mal qui se cache en elle. Mais il est bien le seul ami qui lui reste.

L’automne arrive, sa belle lumière et sa satanée humidité.

Et ses règles qui reviennent, comme ça, juste quand il ne faut pas, juste quand elle commence à se dire que ce n’est peut-être pas uniquement parce qu’il est gentil que Mathieu la laisse vivre sur sa terrasse, que c’est peut-être aussi parce qu’il l’aime bien et qu’il espère un peu. Trois ans sans rien ou presque, ménopausée à 25 ans, et d’un coup, à nouveau le rouge qui s’écoule de son sexe, les larmes qui perlent. Elle a beau serrer le périnée, rien n’y fait, rien n’empêche le fleuve de charrier ses morts, rien si ce n’est l’inconscient qui fait d’elle ce qu’il veut. Comme si à nouveau elle perdait le bébé.

Elle pose une seconde ses jumelles.

Toujours rien.

Demain, si la fille sort à l’heure, elle descendra et la suivra de loin. Voilà une semaine maintenant qu’elle s’en fait la promesse mais chaque matin, le courage lui manque. Hier, elle a réussi à descendre dans l’appartement, à le traverser et à ouvrir la porte pour atteindre le couloir et les escaliers. Elle ne veut même pas penser à l’ascenseur, refuse d’envisager la possibilité d’y entrer. Elle sait que la crise guette, qu’elle peut à tout moment l’attraper et la secouer comme une malhonnête qu’il faut corriger. Chez « Rondcaf », c’est tous les jours que ses membres tremblaient. Pourtant hier, elle y était presque mais la porte de la voisine de Mathieu s’est ouverte juste quand elle prenait une grande inspiration avant de se lancer. D’un claquement sec, elle a refermé, couru jusqu’au salon où la porte-fenêtre était restée ouverte et d’un bon, elle a sauté sur sa terrasse avant de se blottir sur son canapé, sous la tente. Elle y est restée longtemps, c’est sans doute un progrès. Il y a encore deux mois, c’est à peine si elle pouvait y dormir. Une tente, c’est toujours mieux que rien. Mieux que les étoiles. Mieux que l’air frais sur sa peau, dans ses narines, quand enfin elle dort, aspirée par la douceur du sommeil ? Elle voudrait tant se suffire à elle-même, ne s’attacher à rien ni à personne. Se contenter de peu. Elle a déjà beaucoup réduit. Elle a gardé Mathieu et la terrasse, sa tente et la fille au petit chien. Mathieu lui dit que ça ne durera pas, que son état est passager, elle ne sait plus s’il a dit « dépression » ou s’il l’a juste pensé et que ça s’est vu. Mais le vrai mot, c’est le chagrin. « Ça passera, ne t’inquiète pas, un rien peut-être, un truc anodin, et ton sourire reviendra ». Il est gentil Mathieu, il lui veut du bien, elle le sait, plus que le psy sans doute. Il part le matin et revient le soir avec des provisions, prépare le repas et vient dîner avec elle sur la terrasse qu’il a aménagée comme une maison sans mur. Une toile tendue la protège de la pluie et du soleil, une table de jardin, une grande tente, un canapé, un bureau comme un mobil-home sur mesure.

La journée s’est effilée sans que rien ne se passe, jusqu’à 20h.

Juste avant que les cloches de l’église ne sonnent, Lili a vu la voiturette verte et blanche du laitier entrer, toute fière et pimpante, dans la rue a peine réveillée. En est sorti Mathieu qui, sans la regarder, est allé déposer une bouteille chez la voisine d’en face qui n’avait pas montré le bout de son nez de toute la journée. Après avoir sonné pour prévenir de sa livraison, il a tourné les talons et est entré dans l’immeuble sans attendre de réponse. Il n’a pas fallu deux minutes avant que la fille ne sorte précédée de son petit chien. Elle a regardé la bouteille en verre avant de lever la tête. Ses yeux ont croisé ceux de Lili juste quand Mathieu arrivait avec deux bouteilles, une de lait, une de vin. C’est alors, que sans y penser vraiment, comme un réflexe qui revient, elle a levé la main pour saluer la fille et le chien et le sourire qui s’est dessiné sur ses lèvres quand d’un geste identique au sien, la voisine l’a saluée en retour, a fait dire à Mathieu « je te l’avais bien dit ! ».


Photographie : Chase Clark – cc- Unsplash