Carole enlève ses tennis blanches et les laisse dans le vestiaire, avant d’enfiler sa blouse orange, celle des auxiliaires de puériculture. Elle défait sa montre, son bracelet et noue ses cheveux en chignon rapide. Il est déjà 09h57 et elle doit encore arpenter un immense couloir avant de prendre le relais de ses collègues. Le temps est maussade et elle est partie un peu vite de la maison, sans avoir le temps d’étendre son linge. Paul lui a rappelé la réunion parents-profs de cet après-midi et Camille est partie pour le lycée en bougonnant. Le poids de sa carrière et de sa vie commence à se faire lourd sur ses épaules ces derniers temps. Mais elle garde la flamme des débuts et s’accroche à tous les beaux moments que lui offre son métier. Elle ne sait pas ce qu’elle pourrait faire d’autre.
Aujourd’hui, le service est plutôt calme. Il n’y a eu que deux naissances cette nuit, et trois sorties sont prévues dans la matinée. Carole prend le temps de partager un café avec les collègues de la nuit, l’esprit toujours un peu embrumé par sa nuit difficile.

Vers 11h, après avoir rempli des dizaines de formulaires administratifs comme l’exige aujourd’hui le fonctionnement du service, elle entre dans la première chambre. La mère dort, le petit aussi, aucun soin urgent n’est requis, alors elle repart aussi discrètement que le permet le grincement de la lourde porte.

À côté, dans la chambre voisine, elle écoute les peurs de ce jeune couple et elle prend le temps de les rassurer sur leurs capacités à faire grandir la petite fille qui ouvre de grands yeux dans les bras de son père. Son quotidien depuis bientôt 30 ans, rien de bien extraordinaire mais jamais rien de banal non plus.

Aujourd’hui, c’est une journée où elle a le temps de travailler comme elle l’aime. C’est pourtant de plus en plus rare depuis quelques années. Elle sent bien le vent qui tourne, les mots « productivité » et « rentabilité des actes » envahissent tous les espaces et sa place auprès des familles est de moins en moins approfondie. Alors ce matin, elle traine un peu.

Elle entre dans la chambre 312 et rencontre une jeune femme brune et son mari, un grand blond aux allures de viking. Leur bébé crie la bouche grande ouverte et agite ses petits poings de manière désordonnée. Lorsque Carole passe le pas de la porte, la jeune femme se redresse et lui adresse un sourire poli mais fatigué… Carole s’approche et engage la conversation pour guider les jeunes parents dans la découverte du langage déroutant de leur petit garçon. Au fil de la conversation, Carole sent ses soucis quotidiens quitter son esprit, trop occupée à choisir les mots qui rassurent. Elle en a aidé des centaines avant eux, elle est certaine qu’ils se débrouilleront comme des chefs. Elle s’attarde quand même sur ce couple : la fragilité déguisée du monsieur et la force tranquille de la dame, avec ses yeux en amande et ses trois grains de beauté sur la joue gauche. Ce petit garçon sera heureux, c’est certain, elle le sent, c’est l’expérience. Elle se retire sur la pointe des pieds une fois le bébé apaisé, et monte au bureau compléter les dossiers.

En saisissant le dossier de la 312, elle sent ses jambes se dérober. La maman qu’elle vient de quitter s’appelle Marie Flora D. Elle est née le 12 juin 1990, dans cette ville et donc très probablement dans cette maternité, plus exactement dans les bâtiments qui ont aujourd’hui laissé la place à un grand parking, depuis la construction du nouvel hôpital. C’est forcé, il n’y a que ça dans cette petite ville de banlieue.

Carole attrape un verre d’eau, enlève ses lunettes pour se masser les ailes du nez et relit le dossier. Cette jeune femme pourrait donc être Flora ? Flora, ce bébé dont elle a pris soin durant 48h, avant que les services d’aide à l’enfance ne viennent la récupérer ? Tout concorde. La date de naissance, le lieu et ce prénom. Les collègues de Carole l’avaient laissée choisir, et Flora lui était venu, comme ça, en observant cette petite fille. En y réfléchissant bien, les grains de beauté étaient déjà là sur la peau fripée de la petite fille. Ce détail l’avait fait sourire à l’époque, alors qu’il avait fallu accompagner la mère de l’enfant dans sa démarche et surtout accueillir la petite. Un souvenir marquant de sa carrière, de ceux qu’elle a ensuite vécu ponctuellement, avec moins de surprise. Une fois ou deux par an peut-être. On ne s’habituait pas vraiment mais disons qu’elle avait intégré cet aspect de son métier.

Carole sent ses yeux s’embuer mais elle ne pleure pas. Elle se félicite d’avoir une mémoire si précise, qui lui aura permis de rendre cette journée si particulière. Cela n’arrangera pas les soucis de la maison, le poids des années et la grise mine, mais ça les éloignera un peu plus, et replacera tout cela à sa juste place. Un prénom, une date et trois grains de beauté qui sont arrivés jusque là, qui sont revenus jusqu’à elle.


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