Texte de Khéa – « Lettre manquante » *

Ce matin, c’est opération “courrier”. Elle se déroule en trois étapes ; la cuisine en est le QG, je m’installe au bout de la table en formica, comme si je devais présider une réunion de crise… avec moi-même.
Le sujet du jour est le bulletin de réabonnement à mon hebdomadaire de jardinage. 
Je ne perds pas de temps, j’attaque la première étape : gestion de ce qui est au cœur de cette opération, le courrier lui-même, dans le cas présent le bulletin. Armée de mon stylo noir, je remplis soigneusement les cases, en coche d’autres et signe dans celle prévue à cet effet en bas à droite. Je vérifie que tout est correct et le plie en trois.
Je peux passer à la deuxième étape “mise sous enveloppe et affranchissement”, tout est prêt, bien ordonné sur la table : une enveloppe 110×220, une deuxième 162×229, du scotch, 4 timbres. Je prends la plus petite des deux enveloppes, rédige en lettres capitales bien dessinées pour être lisibles les coordonnées du destinataire face recto et les miennes face verso en haut et en bas de l’enveloppe, colle deux timbres pour garantir le bon affranchissement, mets le formulaire plié dedans, retire les bandes de protection des parties adhésives au dos que je colle entre elles en appuyant fort avec mon index, coupe un bout de scotch et l’applique par-dessus en appuyant fort à nouveau ; je me méfie de ces systèmes de fermeture autocollante qui ne tiennent pas forcément leur promesse de garder l’enveloppe bien scellée.
Dans le flot des lettres passant au tri à la poste, une enveloppe mal fermée court le risque de l’éjection inaperçue de son contenu et c’en est terminé du courrier, l’enveloppe est expédiée vide et la lettre perdue. Cette éventualité insupportable m’a obligée à prendre le pli de renforcer la sécurité de mes envois par une deuxième enveloppe, la plus grande ; j’y dépose la première contenant le courrier en suivant exactement le même processus de précautions. Tout cela dans le but de minimiser les probabilités de perte de ma missive pendant son acheminement jusqu’à sa destination finale. 
Avant de refermer cette sur-enveloppe, je vérifie méticuleusement et un certain nombre de fois que j’ai bien noté l’adresse du destinataire sans aucune erreur ainsi que la mienne, qu’elles sont aisément lisibles sur les deux enveloppes.
Satisfaite, je peux quitter la cuisine QG et passer à la troisième étape : porter directement ma double enveloppe au guichet de la poste, dernière précaution avant le grand départ. Je préfère que ce soit l’employé de la poste, derrière son guichet, qui la dépose directement dans les caissettes à partir au tri. Cela me semble moins périlleux que le dépôt en boîte aux lettres où à l’ouverture, elle peut glisser à terre sans que le postier s’en aperçoive et reparte. La vision de ma lettre doublement sécurisée au sol, piétinée par les passants, me terrifie.

Cette manie un peu “originale” ne me gêne pas trop au quotidien, je n’envoie pas de courrier tous les jours ce qui la rend gérable et supportable…pour moi ; les autres semblent plus circonspects face à ce comportement qui est un peu décalé, exagéré.  mari dit que c’est un toc, je réponds “ prudence est mère de sûreté”, il diagnostique “phobie”, je nuance par “légère inquiétude maniaque”.
 Mais je sais qu’il a raison, j’ai une peur ancrée que mon courrier se perde en route. C’est obsessionnel. Je me raisonne, mais ça ne fonctionne qu’entre deux envois.

Si je pouvais, j’irais déposer moi-même chaque courrier que je dois expédier. Il est vrai que je l’ai fait dans certains cas, uniquement pour des destinations très proches, les villes avoisinantes. Distances très acceptables de mon point de vue. Mes “tournées de courrier” ont eu une carrière assez courte, du jour au lendemain, mon mari a réquisitionné la voiture pour ses trajets professionnels. Lui qui prenait les transports en commun dans un souci d’économies de frais d’essence, je le soupçonne d’avoir voulu me faire passer un message. Ce manque de compréhension, ou de compassion, m’a amenée à jeter mon dévolu sur les envois en recommandé AR, quasi-certitude de l’arrivée à bon port et au bon destinataire de tous mes courriers. Le moment de libération était celui où je recevais l’accusé réception en confirmation, je ressentais un vrai soulagement.

Si ce moyen était toléré pour tout ce qui concernait le règlement de factures, les abonnements aux magazines, les feuilles de soins, en un mot l’administratif, il n’en était pas de même, mais alors pas du tout, pour les cartes de vœux de Noël. Ces jolies cartes de paysages enneigés, de sapins chargés de lumière avec des cadeaux multicolores à leur pied, d’enfants rieurs emmitouflés autour d’un bonhomme de neige, destinées à ravir ceux qui les reçoivent… sauf mon cousin Lionel. Pour répondre à mes vœux, il m’a téléphoné, une grande première de sa part, j’étais habituée à une bafouille sur une carte de visite en retour . Il a employé les termes “n’importe quoi, folle, campagne ici, samedi matin, bureau de poste loin, neige, routes, un recommandé ! (ça, il l’a répété plusieurs fois et de plus en plus fort).” Bref, je me suis rendue à l’évidence, je devais renoncer à ce moyen d’expédition. Mon mari fit remarquer que mon porte-monnaie m’en serait reconnaissant même si un certain déficit financier était à craindre pour le bureau de poste.


Cette peur de la perte de courrier me tenaillait si fort que je ne cessais de réfléchir à un autre moyen d’expédition par voie postale. J’ai émis la suggestion de la lettre en suivi colissimo mais là encore et toujours le même, mon mari, a menacé de s’enchaîner au guichet des envois et de faire exploser le bureau de poste si j’allais au bout de mon idée. J’ai senti qu’il fallait que je lâche prise, que je trouve une solution plus classique mais fiable ! J’ai eu l’illumination : le colis Chronopost Simple, efficace, rapide. Et surtout, détail suprême il y a un numéro dit de suivi pour suivre l’acheminement et la réception du colis. Il est pisté ! Je l’ai testé l’année suivante, j’ai envoyé toutes mes cartes de vœux de Noël en colis chez mon cousin. Je lui confiais la mission de les distribuer à la famille, un peu à l’image du père Noël avec sa hotte, puisqu’ils habitent à quelques mètres les uns des autres dans notre village natal, ma mère, mon oncle, d’autres cousins et la vieille tante qu’il ne faut surtout pas oublier. Je suis la seule à être partie vivre en ville, l’expatriée comme ils me surnomment.
 J’y avais ajouté des chocolats joliment emballés qui n’étaient qu’un simulacre pour prétexter l’utilité incontournable du colis. Là encore, ça a fait chou blanc. Mon cousin m’a appelée, pour la deuxième année consécutive, persuadé qu’il devait “fortement” insister sur le fait qu’il était agriculteur et non facteur de Noël. Il a conclu cet entretien informatif par une phrase mystérieuse à l’intention de mon mari qui devrait prendre des actions à la poste avec une telle timbrée. Je n’ai jamais su si les chocolats avaient plu ou non.
 Mais, quelques jours plus tard, j’ai bien reçu son colis Chronopost dans lequel était emballé dans des couches de papier kraft un portable avec ces quelques mots sur un post-it “option message avec accusé de réception activée” .
Cette peur de perte de courrier a un autre aspect face auquel je me sens démunie : je n’ai aucun moyen de maîtrise sur le courrier qu’on m’envoie. Ce qui la rend plus oppressante. L’hypothèse plausible d’une lettre m’étant destinée mais qui n’a pu arriver jusqu’à moi m’affole, la cogitation passe à la vitesse supérieure : un courrier de qui, de quoi, pourquoi, …

Chaque matin, je guette le passage du facteur, il le sait. Lorsqu’il n’a pas de courrier pour moi, il me fait un petit signe de la main et continue son chemin, un vertige de panique m’envahit… rien ? Sinon il m’attend devant le portail de la maison pour me le donner. Le courrier entre les mains, je rentre avec cette sensation viscérale qu’il en manque, qu’une lettre s’est perdue quelque part. Il me faut un peu de temps pour accepter que ce sera peut-être pour demain.
 Pour être sûre qu’il n’y ait vraiment rien de plus, je sonnais chez les voisins leur demander si un courrier m’appartenant n’avait pas été glissé par inadvertance dans leur boîte aux lettres. Je donnais l’excuse d’attendre un courrier important ; étonnée de ne pas encore l’avoir reçu, je préférais leur poser la question, par mesure de sécurité, on ne sait jamais, une lettre peut en cacher une autre. Au début, ils étaient très coopératifs, aimables, mais au fur et à mesure j’ai eu la sensation assez marquée qu’ils m’évitaient de plus en plus puis franchement.
 De ma fenêtre de cuisine, je les vois se dépêcher de prendre leur courrier. Si je sors au même moment, ils exécutent soudainement un demi-tour, m’offrant une vue imprenable sur leur dos, suivi d’un pas sprinteur… Les parents comme les enfants, la théorie du complot… 
Je commence à entrevoir que ma peur est liée à ces histoires de lettres envoyées ou espérées envoyées mais jamais arrivées comme pour cette femme, dont j’ai hérité les yeux clairs, qui laisse filer sa vie depuis des années dans l’attente d’une lettre, celle de celui qui lui avait promis de revenir…. après sa tournée, sa distribution de courrier…

Et je pense aussi à ces lettres qui arrivent de nulle part, des années plus tard, comme si un siècle s’était écoulé, bouleversant une vie, des vies.

Mais qui pourrait m’écrire une lettre qui bouleverserait ma vie ?


Photographie : Patrice Loiseau – cc – Flickr

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Je confirme l’avis de Francis. Un plaisir jubilatoire. cette façon burlesque. On en rit sans penser vraiment à son pauvre mari. On adore cette femme, sorte de femme-enfant. La crédibilité de ce qui pourrait se passer dans le cerveau avec peur.

J’ai adoré l’entame du texte avec la double enveloppe.

On vit ce texte et on commence à se dire qu’on a peut-être certainement eu quelques réflexions en adéquation avec la sympathique héroïne.

Oui, chef d’oeuvre est assez proche du résultat.

Merci

Ressenti similaire aux deux autres précédemment décrits. Texte très réussi où l’on suit avec jubilation la description très précise de la phobie et de ses excès toujours croissants. On se demande jusqu’où cela peut aller, ce qui entraine une vraie implication du lecteur, avec plaisir admiratif quand une nouvelle étape est franchie.
Bravo

Même ressenti! J’ai beaucoup ri surtout avec les évocations des réactions du cousin et du mari. Un très joyeux moment de lecture!

j’ai adoré ! Une phobie, un TOC complètement barré mais qui semble tellement probable grâce à l’écriture enlevée , imagée et imaginative, j’ai vraiment ri en avec ce pauvre cousin, facteur de Noël malgré lui et son jeu de mots (oui je ne m’en lasse pas) « timbrée » . Un régal ! Merci !

Je me joins aux autres avec le même sourire et la même jubilation.
Le burlesque, pas facile, facile!
Bravo et merci…

J’ai adoré et beaucoup rit. La guerre sur la table en formica, on y est. Et ça ne faiblit pas. C’est même de mal en pis. Très très drôle et très très bien écrit.

Je suis touchée par tous vos commentaires, vraiment.
Francis, je suis bluffée sur le fait que vous auriez adoré l’écrire, alors là ! Merci.
J’ai écrit ce texte après plusieurs essais sur d’autres peurs, perte de temps, arrachage de cheveux, tic tac… J’ai relu la liste et cette peur s’est détachée du lot. Pas satisfaite mais le rendu dingo du personnage a fonctionné alors ouf 🙂
Et hier, J’avais un courrier à envoyer, j’ai hésité à l’expédier sous double-enveloppe 😀

C’est super l’écriture! On arrive à se passionner pour des histoires de courrier, des histoires qui tournent en boucle dans une tête. C’est fou! Merci pour cette percée dans le monde de la folie… douce.