Le 26 juillet 1928, à Acy en Multien, petit bourg de l’Oise, aux premières heures du jour, on entendit se mêler aux meuglements et béquètements le cri d’un nouveau-né dans l’étable de la ferme familiale des Motte.
En allant à la traite comme chaque matin aux aurores avec sa belle-mère, Armelle ressentit les premières contractions. Tout alla très vite, la belle-mère courut chercher Roland à l’autre bout de son champ qui commençait la récolte de ses betteraves. Lorsqu’ils arrivèrent à la porte de l’étable, essouflés, Armelle tenait entre ses bras une petite fille, emmaillotée dans son tablier. Elle était leur deuxième enfant. L’aîné était un garçon, Jacques. Roland décida du prénom, Suzanne ; Armelle du surnom, Biquette. Surnom qui sembla tout à fait judicieux à Jacques qui du haut de ses 4 ans lui trouvait un air de chèvre. Surtout lorsqu’elle pleurait. Il ne partageait pas l’enthousiasme de ses parents ni de sa grand-mère concernant l’arrivée de cette petite chose dans leur vie.
Au fil des années, Jacques avait opté pour le raccourci bique, ce que Suzanne détestait. Il le savait et se faisait un malin plaisir à le cantonner très fort à l’école et sur la place du village. Exemple suivi par les autres enfants puis par les adultes eux-mêmes.
 Dans le village, à l’unanimité, Suzanne devint donc Bique. “Bonjour Bique.” “Tu as bien grandi Bique.” ”Le bonjour à tes parents Bique.” “Bique, dis à ton père qu’il me garde 3 kilos de betteraves.” “Tu présenteras mes condoléances à tes parents pour ta grand-mère, Bique.” etc.
Un surnom qu’elle continuait à détester mais les moqueries de l’enfance étaient bien loin et oubliées. En apparence,…
À ses 20 ans, elle aidait seule sa mère à la ferme depuis la mort de son père. Son frère était parti à la ville après avoir eu le cœur brisé par la fille du garde-champêtre, Marthe. Elle lui avait préféré le fils du boucher alors qu’ils étaient fiancés depuis plusieurs semaines. Être derrière la caisse de la boucherie, avec un joli tablier brodé, les mains lisses aux ongles manucurés pour rendre la monnaie avec élégance en affichant un sourire rouge pompeux était une promotion sociale qui ne se refusait pas. Arracher les betteraves, s’occuper des quelques vaches et chèvres de la ferme, les mains aux ongles abîmés par le travail de la terre, les cheveux en bataille n’était plus envisageable depuis que le fils du boucher, au teint aussi rouge que sa viande, avait montré un très grand intérêt pour sa personne “si bien tournée”.
Suzanne la détestait encore plus que son surnom et n’était pas mécontente de ces fiançailles rompues. Mais la rancœur s’était accentuée, par sa malhonnêteté opportuniste, son frère était parti la laissant seule à gérer la ferme avec sa mère.
 Pas un jour d’enfance partagée, sans que cette peste ambitieuse ne se soit moquée d’elle, de ses cheveux mal coiffés, de son tablier raccommodé. Elle se délectait mauvaisement en lui chantant, dans la cour de l’école ou sur le chemin du retour, “Suzanne, tête de bique, Bique pue la chèvre”, ritournelle qui provoquait immanquablement l’hilarité des autres enfants qui reprenaient en chœur. Cette pimbêche aux robes bien jolies, aux cheveux sentant la vanille ne perdait rien pour attendre ; Suzanne lui en faisait la promesse intérieurement, en courant se jeter dans le tablier de sa mère qui lui caressait les cheveux dans un geste consolateur. Moquerie d’enfant devenue rancune de jeune fille puis d’adulte.
Aller à la boucherie était un sacerdoce pour Suzanne. L’ex-fiancée chantonnait faussement discrètement derrière sa caisse pour être entendue, la fameuse ritournelle. Suzanne piquait un fard non de honte mais de colère. Elle repartait en claquant la porte de la boucherie très fort dans l’espoir vengeur d’en faire tomber la vitre et d’anéantir le sourire vaniteux de madame la bouchère. Mais l’une et l’autre résistaient.
Les années se succédaient. Jacques, son frère, n’était revenu au village que pour l’enterrement de leur mère. Il était reparti vers sa vie en ville, où une femme et deux enfants l’attendaient, non sans avoir tenté de convaincre sa sœur de vendre et de quitter le village. Suzanne continua à s’occuper de la ferme, seule. Il ne restait que le champ, trois vaches et cinq chèvres. Les journées étaient longues, les hivers interminables.
Elle attendait avec impatience le printemps qui amenait la fête communale à la mi-juin. La fête foraine s’installait sur la place du village pour la plus grande joie des habitants : le manège de chevaux de bois, les balançoires, le stand de tir à la carabine ; des animations étaient proposées comme la course en sac, le lancer d’œufs, une buvette.
Mais ce qu’elle préférait était le bal musette du soir, au son de l’accordéon.
 Elle aimait danser, Suzanne, la valse, surtout. Mais les garçons qui l’invitaient il y avait encore quelques années ne l’invitaient plus, ils étaient tous mariés ou partis vivre en ville, eux aussi.
 Elle regardait les couples tenter d’accorder leurs pas au son d’un tango mal joué lorsqu’elle aperçut Marthe traverser la place en bousculant les danseurs sur son passage pour venir jusqu’à elle. De toute évidence, elle était quelque peu éméchée par un abus de vin rouge servi à la buvette. Sans se soucier du pauvre accordéoniste qui ne s’en sortait pas avec le tango, elle se mit à brailler “Suzanne tête de bique, Bique pue la chèvre” qu’elle ponctua d’un rire ivre et stupide, certains danseurs joignirent leur rire au sien puis reprirent leur danse, d’autres restèrent concentrés sur leurs pieds.
 Suzanne était ivre aussi mais de colère. Elle se retrouva prise en tenailles entre la tuer sur le champ ou attendre. La vengeance est un plat qui se mange froid, celui qu’elle lui servirait serait chaud, très chaud.

Cet événement décida Suzanne à vendre la ferme, son frère l’attendait. E lle était la bienvenue chez eux, sa belle-sœur allait bientôt accoucher de leur troisième petit, son aide à la maison serait une aubaine.
 Le fermier des terres du bas d’Acy lui racheta sa ferme, les bêtes et ses quelques hectares de terre pour agrandir son exploitation.

Le car pour la ville arrivait à midi sur la place. Elle prit son unique valise, ferma la porte et les volets. Avant de quitter définitivement sa ferme, elle alla dire au-revoir à ses bêtes dans l’étable de sa naissance. Elle en ressortit avec un petit panier dans lequel il y avait un sac en papier. Elle accéléra le pas pour sortir de la ferme, sans se retourner, le cœur lui serrait. Elle arriva sur la place du village, il y avait deux personnes qui attendaient le car, l’épouse du quincailler, anciennement voisine de banc d’école, et leur fils, ils allaient rendre visite à sa sœur comme chaque 1er jeudi du mois. Suzanne leur confia sa valise, le temps d’aller saluer madame la bouchère avant son départ, ce qui étonna la brave quincaillière qui se contenta d’un “Je garde ta valise, Bique et si le car arrive, je demande au chauffeur de t’attendre” . Suzanne la gratifia de son sourire le plus reconnaissant et se dirigea vers la boucherie son petit panier sur le bras. Elle y entra le sourire aux lèvres, la boutique était pleine, ça faisait son affaire. Elle alla directement à la caisse, derrière laquelle Marthe commença à remuer les lèvres pour entamer sa ritournelle, Suzanne sortit le papier du panier, l’ouvrit et d’un geste vif y écrasa la tête de Marthe dedans en insistant un peu. Celle-ci mit quelques secondes à reprendre son souffle lorsque Suzanne lâcha son emprise. Elle poussa des cris aigus, son visage était couvert d’une substance marronnasse particulièrement malodorante. Les clientes se bouchèrent le nez d’un air dégoûté mais ravies d’assister à une telle scène. Suzanne se mit à chanter “ Marthe tête de crotte, dans la crotte de Bique”.
Elle salua les clientes, sortit en claquant pour la dernière fois la porte de la boucherie très fort, et la vitre tomba, et le car arriva.


Pure fiction de l’origine de l’expression Crotte de bique.

Image : klimkin – cc- Pixabay