EXTÉRIEUR / VIEUX BÂTIMENT EN PIERRE DANS JARDIN CLOS / FEMME AGÉE ASSISE SUR UN BANC / AIR DÉSABUSÉ

Tu vois, je suis vieille maintenant, comme toi d’ailleurs. Mais toi, tu as fait quelque chose de ta vie, toi tu n’es pas assise sur un champ de ruines ! Ah, ma chère, j’ai passé toutes ces années à essayer de te pardonner. Je peux bien te le dire maintenant, je n’y suis pas arrivée. Le ressentiment a la peau dure !
Si je n’avais pas sacrifié ma vie encore. Si comme tout le monde j’avais pu mener une existence normale, pu transmettre quelque chose, mes convictions, mes valeurs… aux enfants que je n’ai pas eus ! Ou si seulement tu m’avais empêchée de faire cette bêtise. Ou encore, si après l’avoir faite, j’avais pu en parler avec toi, te dire tout ce que j’ai du garder pour moi ! Mais impossible, tu n’es jamais venue me voir derrière les grilles, pourtant tu aurais pu, c’était permis, pourquoi n’as-tu jamais fait ce pas vers moi. Tu avais honte ? Tu regrettais ? Ça m’étonnerait ! Non, tu as tout simplement continué à vivre dans cet égoïsme qui a toujours été le tien. Déjà dans notre enfance tu ne me cédais rien. Nos malheureux deux ans d’écart te donnaient des droits sur moi. Ah bon ? En vertu de quoi une aînée aurait-elle des droits sur sa cadette ? Je crois que tu étais jalouse de moi au bout du compte, parce que j’étais plus brillante que toi, plus réfléchie, plus aimable, et je me demande même si je n’étais pas plus jolie. Oui, jalouse, voilà ce que tu as toujours été, jalouse au point de me voler le premier et le seul homme qui ait compté pour moi. Tu te rends compte ? Tu réalises les conséquences de ce que TU m’as fait faire ? Pas sûr ! Et de toute façon il était déjà trop tard. Presque cinq décennies d’enfermement tu imagines ? Non, sans doute pas, comment pourrais-tu te représenter ce que c’est ? Je pense que le temps n’est pas passé à la même vitesse pour nous deux. Pour moi il s’est lamentablement traîné.

Dieu que j’ai été bête d’essayer à tout prix de ne pas te haïr, ni même de ne pas t’en vouloir, et plus encore, de te pardonner ! Eh bien maintenant tu le sais, je n’y suis pas arrivée !
Je n’ai pas comme toi un mari, des enfants, ni même un chien ou un chat. Impossible ici, interdit bien sûr, comme tout ou presque depuis près de cinquante ans que je suis isolée, cloitrée, murée dans le silence.
Tes enfants, et même tes petits-enfants maintenant, tu réalises que je ne les connais même pas ? Savent-ils seulement qu’ils ont une tante qu’ils n’ont jamais vue, une tante qui s’est réfugiée dans la religion pour fuir sa sœur et son aventure avec l’homme qu’elle aimait, cet homme que tu as laissé tomber au bout de quelques mois. C’est assez incroyable non ? Je n’ai rien fait de ma vie, je ne possède rien, et je n’ai même pas de futur. Pas de futur, car à soixante-huit ans je viens de demander et d’obtenir ma sécularisation, mais sans savoir ce que je vais faire de ma liberté retrouvée ?

Et maintenant je vais te dire ce que tu ne peux même pas imaginer. Un demi siècle de Carmel pour un chagrin d’amour, c’était déjà pas mal, mais le pire, ce que tu ignores encore, c’est que je n’ai même pas la Foi, je ne l’ai jamais eue, j’ai espéré qu’elle viendrait, j’ai tellement essayé de prier pour être contactée par Dieu, mais rien, le Ciel est resté désespérément vide. Tu réalises le ridicule dans lequel je me suis enfermée ? Une Carmélite sans Foi, tu y crois toi ?