Texte de Colette

                  Autour de moi, la foule déambulait, allait et venait. J’étais venue pour ça moi aussi. Et puis. Et puis… En traversant le rez-de-chaussée du grand magasin, ça a été soudain. J’ai été happée par ce halot. Je me suis vue absente de toute réalité consciente. Enlevée par une substance délicate qui avait réveillée, à elle seule, des années minutieusement enfouies. Volontairement rayées. Effacées avec application. Si seulement ça avait été possible… Fallait-il que je respire encore ? Au risque d’y retourner ?

                  Petite, déjà, mon regard était animé d’une volonté profonde. Les choses devaient se dérouler telles que je les avais organisées dans ma tête. J’étais solitaire. Mon esprit débordait d’une sorte d’imagination mystique. Je vivais loin de la réalité que m’offraient mes parents. Bien trop fade à mon goût. J’errais d’époque en époque ; de territoires perdus en contrées inconnues. Je saisissais chaque rencontre comme une aventure. Je me plaisais à être Christophe Colomb pendant que d’autres rêvaient de princes et de fées. J’intriguais. J’éveillais la curiosité. Je buvais les livres comme mes camarades de lycée commandaient des bocks en terrasse. Je déplorais le manque criant de passion chez mes amis et leur inventais secrètement des vies parallèles, trépidantes, toutes plus extra-ordinaires les unes que les autres. Jamais à la hauteur de celle que je m’étais crée.

                  Quelques gouttes infimes sont venues chatouiller l’épithélium. Le tapis cilié s’est laissé inonder par une substance magique. La potion était puissante. Véritable prédateur lancé dans mon corridor olfactif. Rien ne pouvait l’arrêter.

                  Après avoir brillamment réussi mon bac littéraire, après m’être laissée pénétrée par l’ivresse de Rimbaud, par le pragmatisme de Rousseau et par l’humanisme de Voltaire, j’avais désormais une idée plus précise, du moins, moins floue, de ce qu’allait être ma quête. J’étais passionnée par les mots et par l’immensité de ce qu’ils pouvaient traduire. Leur pouvoir était infini. Néanmoins, pour moi, il leur manquait quelque chose d’essentiel. Le regard. L’image. La netteté qui viendrait confirmer l’idée que chacun pouvait se créer. Je voulais fixer ces représentations fugaces qui naissaient à la lecture d’une combinaison parfaite. J’espérais parvenir à capturer l’image qui saurait traduire la sensation subtile d’une émotion pure. Les visages en étaient la matière brute. Sans filtre. Au contact de la vie, multiples et sensiblement uniques, eux seuls étaient susceptibles de nourrir mon appétit d’œil insatisfait. A l’époque, plusieurs s’y étaient risqués. L’entreprise était ardue et nombreux s’étaient noyés dans des faux semblants faciles. Rares étaient ceux qui avaient su offrir des images nettes. Sans équivoque. Je savais alors qu’il me faudrait du temps et de la persévérance. J’étais prête à tous les sacrifices pour tenter d’accéder à l’Image.

                  J’étais comme pénétrée par une drogue au pouvoir puissant. Le liquide concentré de la seringue avait diffusé son principe, grâce à ses arômes, dans les confins de mon hippocampe. Les limbes et les méandres de mon système mnésique s’étaient activés au contact du sirop. Inspirés par les effluves.

                  Après mes années d’hypo et de khâgne, j’avais débuté Sciences Politiques à Paris car il fallait parfaire mon bagage. Je ne pouvais prétendre à cueillir la perfection des choses sans avoir l’intime conviction que j’avais suffisamment exploré les voyages littéraires de mes maîtres. L’école Nationale supérieure de la photographie d’Arles m’avait ensuite ouvert ses portes. J’y avais passé les plus belles années de ma vie d’étudiante. Là-bas, les images parlaient pour les êtres. J’avais trouvé des pairs animés par la même passion. Je parcourais la vie avec mon réflexe autour du cou. J’avais délaissé mes livres pour étirer mes pellicules. Je passais mes nuits dans la chambre noire. Sous la lumière rouge mon regard étincelait. L’iris était connecté avec l’index. Le premier saisissait la lumière. Le second la fixait d’un clic. J’avais intégré l’équipe d’un hebdomadaire réputé pour lequel je réalisais des reportages. Je couvrais l’actualité internationale. J’appréciais mon métier. Du jour au lendemain, on pouvait me demander de m’envoler pour l’autre bout de la planète. Je servais l’événement pour informer le monde. Chaque séjour était différent. Je saisissais les émotions. La palette était large. Les mélanges subtiles faisaient se côtoyer le bonheur avec la tragédie, la guerre avec la beauté, la force avec la maladie. Je me devais d’être la plus juste au travers de l’objectif. Sans artifice. Les visages parlaient tous seuls.

                  Etui Noir. Subtile alliance de cuir tanné. Chaleur moite inhalée à l’encens noir. Vapeurs de musc et de cèdre. Bois mouillé.

Je suis là-bas.

« Madame, souhaitez-vous découvrir la dernière création de Miller Harris ? »

                  Cette fois-ci, l’appel avait été bref. Il fallait se décider immédiatement. Départ imminent pour l’Amérique du Sud. Le potentiel était énorme. A la hauteur du danger. N’était-ce pas ce risque qui conférait ce pouvoir hypnotique aux clichés ?

J’avais accepté sans hésiter. C’est ici, à cet instant, que tout à commencé.

«  Madame, est-ce que tout va bien ? »

Je me retourne machinalement en direction de la vendeuse. Je balaie rapidement du regard sa silhouette fine et apprêtée. Brusquement, je fixe ses yeux. Face à moi, deux canons chargés. Prêts à tirer. Il n’y a pas de hasard. Je suis face à un cas rare. Similaire au mien. Une dualité que tout oppose. Elle me tend une touche imbibée du puissant liquide. Je ne peux quitter les nuances que m’offrent ses deux billes incandescentes. Quel est le sens de cette rencontre… Aussi improbable soit-elle ? Je perçois sa gêne. Elle présente une hétérochromie saisissante. Son iris droit est revêtu d’une délicate fourrure aux nuances de gris et de roux. Le gauche arbore fièrement un manteau royal, teinté de saphir et d’émeraude. Lentement, je soulève mes lunettes noires.

                  Je suis assise à droite du hublot. Mon réflexe autour du cou. Comme avant chaque reportage, je suis partagée entre une sorte d’excitation addictive et une angoisse profonde liée à l’inconnu. Parfois, nous partons à deux. Aujourd’hui, je suis seule. Je scrute les visages des passagers derrière mes carreaux sombres. Comme à la grande époque, je leur prête des existences variées. Ce 21 février, je dois atterrir à 15h25. Un chauffeur m’attendra en bas du terminal 2B pour me conduire à mon hôtel. Ce sera à moi de développer la suite.

                  Malgré son allure guindée et ses bonnes manières d’usage, elle ne peut dissimuler sa surprise. Le malaise est partagé. J’ai pris l’habitude de ne jamais sortir sans mes lunettes noires. Dans le métier, on me surnomme « L’œil Masqué ». Je filtre ce qui cherche à atteindre mon regard. C’est parce que je suis née ainsi que j’ai choisi de grandir autrement. Cette différence de patrimoine génétique, longtemps, je l’ai subie. Puis, au fil de mon parcours, j’ai appris à la cultiver. Je me suis construite avec elle, grâce à elle. Par définition, c’est l’œil qui caractérise le photographe. Je suis née avec les yeux vairons. Vert pour le droit. Gris pour le gauche.

Elle ne me regarde plus et devient maladroite dans ses gestes. Je baisse mes lunettes, reprends ma carte de crédit et me hâte de sortir de cet endroit, le flacon dans mon sac, mon sac à la main.

                  Température annoncée, 18C° à Bogota El Dorado. Je repère sans problème le jeune chauffeur venu m’attendre. Une ardoise à la main avec mon nom et le logo de l’hebdo. Lorsqu’il me voit avancer vers lui, il esquisse un sourire. J’ai été envoyée en Colombie pour couvrir la campagne d’une politicienne candidate à la présidence. Je la connais bien car j’ai déjà effectué des clichés d’elle pour un papier l’année dernière. Je suis fascinée par sa détermination. Beaucoup l’admirent et envient son courage. Elle mène une lutte opiniâtre contre la corruption. Demain, elle doit s’envoler pour San Vincente Del Caguan pour affirmer et saluer l’éviction des Forces Armées Révolutionnaires et rejoindre un des membres de son parti sur place. Je serai avec elle. Je deviendrai son ombre, discrète et invisible. Je ramènerai mes clichés à Paris pour témoigner de son engagement.

                  J’avais le sentiment d’être une fugitive. Je cherchais à fuir un souvenir lointain. Soigneusement détruit par une volonté à toute épreuve. L’instant d’après, je brûlais d’envie de laisser resurgir ces images et ces sensations cachées. J’étais telle une alcoolique en proie à un dilemme de taille. J’avais ma « dose » avec moi ; allais-je réussir à ne pas y toucher ; saurais-je résister ? Je savais bien, au fond de moi, quel était « le prix » de la transe. L’ivresse était de courte durée. L’instant d’après, tout le reste allait me gicler en pleine figure. Annihiler des années d’efforts. Me faire descendre plus bas que terre. Au fond du fond comme ils disent. Si seulement les quelques effluves de cet élixir dangereux ne m’avaient pas atteinte. Si seulement j’avais su… Partir. Fuir. Plus tôt. Je n’avais malheureusement plus le choix. Je suis arrivée chez moi en nage. Perdue dans un dédale de bribes qui rejaillissaient à mesure. J’ai déposé le paquet sur la table. J’ai fermé les yeux.

                  Le lendemain, je l’ai retrouvée chez elle. Je fais partie des rares à qui elle a accordé sa confiance. Nous devions préparer ensemble le déroulement du reportage. A ses yeux, dès mon arrivée, j’ai compris qu’il y avait un problème. J’ai enlevé mes lunettes et elle m’a fait signe de la suivre. Le programme avait changé. Il nous faudrait faire la route en voiture. L’entreprise était très risquée. Les rebelles pouvaient surgir de nulle part, et ce, malgré les dispositifs militaires du gouvernement. Elle m’a laissé le choix. J’étais venue sur place pour figer ces visages tendus. J’avais accepté parce je savais que c’était cette adrénaline qui, au contact du négatif, révélait l’Image. Il s’agissait certainement d’un des voyages les plus dangereux que j’avais effectués. Beaucoup auraient reculé. A contre courant, animée par une inconscience inconsidérée, je me suis lancée. J’ai accepté. Quelques heures plus tard, je suis assise à l’arrière d’une Jeep, à côté d’elle. Des soldats. Partout. Des armes autour d’eux. Prêts à tirer. Nous arrivons au premier barrage militaire.

                  Minutieusement, j’ai retiré le film qui protégeait l’écrin. J’ai sorti la fiole. Je ne pouvais plus reculer. Les mains tremblantes, j’ai déposé quelques gouttes à l’intérieur de mon poignet. L’infusion du mélange au contact de ma peau avait provoqué une fumée enivrante. Invisible. Seule, les narines collées sur la peau, je suis retournée là-bas. J’ai fermé les yeux à nouveau. J’aurais voulu ne jamais les rouvrir.

                  Après avoir contrôlé nos identités, les militaires nous ont laissé poursuivre en nous engageant à la plus grande prudence. L’ambiance est tendue dans l’habitacle. Je baisse la vitre de ma portière pour sortir mon objectif tel un tireur sortirait son fusil. Aussitôt, le chauffeur de la voiture s’arrête et se retourne. Il m’ordonne violemment de refermer cette fenêtre. Il me fixe du regard. Nous ne devons prendre aucun risque. Il reprend le volant en énonçant ce qui semble être un proverbe, dans un dialecte que je ne connais pas. Elle prend ma main et la serre fort. Mon sang se glace.

                  Je me suis servie un verre de vieil écossais. Je l’ai senti s’écouler dans ma gorge comme la lave du volcan se propage sur les terres. J’aurais voulu brûler tout entière. Je me suis revue dans la voiture…

Je l’ai su après. « C’est à ses yeux vairons qu’on reconnaît le diable »…

                  Je tangue. Je flotte. J’ai la sensation d’avoir avalé des litres d’alcool. Ma tête est une balançoire. Un pendule perdu. Je peine à ouvrir un œil. Mon corps ne me répond plus. Je sombre. Un cri étouffé me ramène à un semblant de réalité. Je sens mon corps humide qui s’anime de tremblements saccadés. Des gouttes de sueur s’étirent lentement de front jusqu’au creux de mon cou. J’ai terriblement soif. J’imagine mes lèvres blanchies par le sel que je transpire, gercées par la déshydratation avancée. Où suis-je ? Que s’est-il passé ?

                  C’est la voix de Marc qui me sort d’un sommeil lourd. « France Infos, bonjour et bon réveil, il est sept heures. » C’est le seul homme qui me réveille chaque jour de la semaine. Je ne connais que sa voix. Je me suis habituée à elle. Elle m’est devenue familière. Presque rassurante. En tentant de me lever, je renverse le verre de scotch et la bouteille vide elle aussi. La nuit a été longue. Agitée par des cauchemars sans nom dont les stigmates se lisent sous mes yeux ce matin. Je suis encore groguie par la torpeur dans laquelle je me suis plongée. Je ne sais s’il faut que je regrette…

                  Je suffoque. Il fait une chaleur mouvante. Je me sens paralysée. Je tente de passer ma main sur mon visage et la réalité se révèle. En une prise de vue tout se dessine. Mes poignets sont liés au-dessus de ma tête. Chacun attaché à un anneau. Je suis assise dans une pièce qui semble petite, plongée dans une obscurité trouble. Je me sens aveugle. Mon corps tout entier me fait mal. Je ne parviens pas à bouger la jambe droite. Je voudrais appeler « à l’aide ». Aucun son ne sort de ma bouche. Mes yeux se ferment. Je revois le chauffeur de la voiture se retourner vers moi, puis reprendre la route. J’entends des tirs. Sa main n’a pas quitté la mienne. J’ai peur. La voiture s’arrête brusquement. Trois hommes cagoulés ouvrent les portières et nous tirent de l’habitacle. Je sens ses doigts disparaître comme le sable qui glisse. J’entends le chauffeur crier cette phrase curieuse, la même que tout à l’heure. Je sens un coup violent sur ma tête. Puis plus rien. Le vide.

                  Il faut que je me dépêche. Je n’ai pas le temps de penser. De toute façon, à l’évidence, cela ne m’amènerait à rien de bon aujourd’hui. J’appuie sur le bouton de la cafetière. Mes yeux s’arrêtent sur le flacon déposé sur la table basse. Véritable madeleine. Empoisonnée ? Passer à autre chose. Essayer. Je le saisis et le range sur l’étagère de la salle de bains. La tasse à la main, je choisis ma tenue et mes lunettes noires du jour. J’ai rendez-vous dans une heure à la galerie. Derniers réglages avant l’inauguration de l’exposition. Je suis tendue.

                  Soudain, la porte s’ouvre et le néon du plafond s’illumine. J’ai l’impression que l’orage s’abat sur moi. L’éclair me foudroie par son intensité. Je suis éblouie. Deux hommes entrent. L’un s’adresse à moi en jetant une assiette remplie d’une bouillie blanchâtre à mes pieds. Son regard est noir. Perçant. Les capillaires qui irriguent ses yeux semblent injectés par la colère qu’il éprouve. Dans sa main, il tient un pistolet et me désigne avec. Il se tourne vers l’autre homme et lui ordonne de me détacher un poignet pour que je puisse saisir la nourriture. Petit à petit, je découvre mon corps. Il porte les traces de cette violence. Maintenant, la peur à annihilé la douleur. Les plaies suintent. Les hématomes sont parés de nuances colorées semblables à celles d’un ciel d’orage. Encore lui. Le deuxième homme s’approche de moi et me tend un verre. Je tourne la tête. Le reste d’instinct de survie que je possède en moi m’empêche de tremper mes lèvres dans le récipient rouillé. Le liquide est trouble. Le premier s’énerve et m’assène un violent coup de crosse sur la pommette. Je dois faire ce qu’il dit. Il sort de la pièce en confiant ma surveillance à l’autre. A ce moment, je voudrais mourir. Maintenant. Sans attendre. Le liquide saumâtre entre dans ma bouche. Je m’aperçois que je suis en train d’uriner. Sur moi. Puis-je avoir atteint l’apogée de la souffrance ? De l’humiliation. Je ne suis donc plus rien. Si je ne meurs pas d’empoisonnement, je mourrais de désespoir. Après pas mal d’incertitudes, il devient évident que tout cela finira mal.

                  « Maman ! Je suis vraiment la bourre là ! Tu peux me déposer devant le bahut ? » Elle hurle de sa chambre. Je souris. Je la vois surgir dans le couloir. Enfilant maladroitement une jambe de son jean usé. Elle est grande et arbore une longue crinière brune. Ses yeux noisette pétillent et… me rappellent tant…. « Allez maman, dis oui ! steuplé ! » Evidemment que je vais la déposer. Même si à cause de ce crochet, c’est moi qui arriverai en retard. Même si cette semaine, c’est déjà la troisième fois qu’elle est « à la bourre ». Elle, c’est ma Lou. Elle a quinze ans. Elle incarne la Liberté.

                  Les jours se succèdent. Je perds peu à peu la notion du temps qui passe. J’ai survécu au liquide et à la terrifiante pâtée gluante. Je me force à les avaler. Je sais qu’il faut tenir. Parfois, personne ne vient de toute la journée. Ce n’est qu’au bruit qui change, que je comprends que nous sommes le soir et que c’est la nuit qui commence de tomber. Je vis enterrée dans une cave. Attachée. Ils m’ont amenée ici après une semaine environ passée dans le premier endroit. Personne ne doit savoir où je suis. J’ai rapidement compris que mes ravisseurs faisaient partie des FARC. J’étais leur monnaie d’échange. Ils avaient tous les droits sur moi. Ils possédaient ma vie. Maintenant, je ne pleure plus. Au début, je ne pouvais pas m’arrêter. Je m’en suis terriblement voulu. J’avais tout sacrifié. J’avais pris tous les risques. Pour quoi ? Quelques clichés tout au plus, dont personne ne se serait souvenu de toute façon. J’ai des hallucinations. Je m’invente une vie. A moi maintenant. J’imagine que mon mari va venir me chercher, que je vais rentrer à la maison, que ce soir je… Tout cela n’est rien. Je n’ai ni mari, ni maison. J’ai toujours aimé être seule. Aujourd’hui, je le suis plus que jamais. Je dois attendre. Tenir. Attendre.

                  Habilement, elle envoie valser son sac à dos sur la banquette arrière. Je démarre et savoure la douceur de ce moment. Désormais, je m’applique à enregistrer chaque instant. Chaque souvenir est bien rangé. Enfoui. L’exercice consiste à retrouver le chemin qui y conduit, la clef qui déverrouille le coffre mnésique.

« Dis-donc, c’est quoi ce nouveau parfum posé dans la salle de bain? Tu ne m’avais pas dit que tu en avais acheté un nouveau. Tu me le feras sentir ce soir ?! »

                  Je peine à ouvrir les yeux. Mes deux boules de cristal sont engluées dans un marasme. Chaque cil semble fournir un effort surhumain pour dissiper le brouillard dans lequel je suis plongée. J’essaie de constater objectivement l’état de mon corps. Entre deux délires. Mes os sont saillants. Mes articulations sont entourées de halots sombres. Mélanges de crasse et stigmates de quelques coups dont je n’ai aucun souvenir. J’aimerais observer mon visage. Je ne possède que mes sensations pour tenter de me créer un reflet. Je devine l’horreur. Au toucher. Je suis perdue dans un labyrinthe de miroirs ensorcelés. Mon corps se dérobe comme une gelée fondante. Je passe mes doigts dans mes cheveux. Je retire ma main recouverte de suie, inondée d’insectes. Je sais que je ne reverrai plus la lumière. Je veux m’éteindre.

                  La main sur la clef, je la regarde courir pour rejoindre le grand portail de son lycée. Je l’admire. Sa légèreté innocente me transporte avec elle. J’avais longtemps hésité à repartir. Beaucoup n’avaient pas compris. Trop bien installés dans un monde sans relief. Sans heurts. Sécure. Pour elle, pour moi, je devais faire ce voyage. Renouer avec ce passé. Rouvrir les plaies suturées à la hâte. Faire jaillir le poison pour amorcer une cicatrisation. Etait-ce possible ? La catharsis ne pouvait s’opérer sans savoir ce qu’Il était devenu. Il avait changé ma vie. Il avait créé la Sienne. Sauvé la mienne. C’était il y a un mois, j’étais repartie pour Bogota sous bonne garde. Avec mes lunettes noires et mon réflexe. Comme il y a quinze ans. Je voulais pouvoir présenter à Lou ce bout du monde. Cette autre vie sur laquelle elle m’avait tant questionnée. Je savais que sans ces images, elle ne pourrait pas construire ce mystérieux puzzle. Je le lui devais ce voyage. Quinze jours durant, j’ai tenté de capturer la lumière du pays. A travers l’objectif, je m’adressais à elle. J’illustrais l’histoire.

                  C’est le tremblement sourd de mon téléphone qui m’a tiré de ce semblant de rêve éveillé. La galerie ! J’étais attendue pour le calage. En entrant, je suis saisie par le réalisme du spectacle qui s’offre à moi. Une pellicule de ma vie dévoilée aux yeux du monde. Un juste retour aux sources. Un clic de fin sur le reportage de mon existence. Je m’arrête sur la dernière photo. Une brève légende « L’homme Libre ». Au-dessus, la silhouette floue d’un bagnard qui regarde l’objectif à la recherche de la lumière. Ce n’est que le dernier jour que j’ai eu la force d’y aller. L’ambassade française de Colombie avait réussi à m’obtenir un droit de visite.

Le bruit de la clef dans la serrure m’avait sortie du demi-coma dans lequel j’étais plongée. Je redoutais un nouveau transfert vers un endroit encore plus lugubre. J’étais terrifiée à l’idée de ce qui m’attendait à chaque nouveau grincement. Cette nuit-là, j’ai vu ses yeux scintiller derrière la flamme vacillante de la bougie qu’il tenait à la main. C’était l’homme de l’ombre. Celui qui exécutait les ordres. J’ai compris à ce moment-là, que lui seul avait décidé de mettre fin à ma lente agonie. Il n’a pas prononcé un mot. Moi non plus. Délicatement, il m’a détaché les poignets. Il s’est assis en face de moi. Il a plongé son regard dans le mien. Hypnotisé par ma différence. Après quelques secondes, il a passé sa main sur ma joue. Au contact de cette peau tannée, blessée par l’horreur de ce qu’on lui avait fait accomplir, j’ai su qu’il n’était pas venu me tuer. Il a serré ma main comme elle l’avait serrée le jour de l’enlèvement dans la voiture. Un contact intense. Il fallait faire vite. La menace était partout. Constante. Nous sommes sortis de l’entrepôt dans lequel j’étais restée enfermée soixante-dix-neuf jours. Il m’a regardé de nouveau et m’a fait signe de monter à l’arrière de sa Jeep. Je me suis couchée au sol. Sous une bâche. Il a pris le volant. Nous avons roulé. Un temps infini. Vers ma liberté.

                  Mon cœur battait la chamade. Tous les sentiments que j’avais pu éprouver jusqu’à présent se mélangeaient. On m’a ouvert des grilles. Maintes fois, on a contrôlé mon identité. Je suis entrée dans une salle minuscule, borgne. Assis de dos. Je l’ai reconnu immédiatement. Derrière mes verres noirs, des fleuves ont coulé. Ils ont lavé des années de souffrance. J’ai pris sa main. J’ai senti sa peau. Je lui ai tendu une photo de toi ma Lou… il a serré ma main aussi fort que ce jour de mai. J’ai respiré son corps sous les yeux avertis des gardiens. J’ai recouvré l’odorat qui m’avait tant manqué pendant ces années. Séquelle du traumatisme m’avait-on dit. Etait-il fini alors ? Je redoutais cette fin. Il sentait l’encens noir, le musc et le cèdre. J’avais chaud ; comme cette nuit de liberté où il avait fait revivre mon cœur meurtri. Comme cette nuit où la passion m’avait enivrée avant de me ramener à la réalité.

                  J’enfile une robe noire et colore mes lèvres de rouge. Je l’observe sur le bord de la tablette de la salle de bains. Il m’appelle… Lou entre. Je saisis le flacon et asperge quelques gouttes derrière chaque oreille et dans le creux de ma poitrine. C’est le premier parfum que je m’achète seule depuis quinze ans. Avant je ne sentais rien. Je prends sa main et y dépose l’onguent délicat. « C’est lui. C’est son odeur… » Nous échangeons un regard mouillé. Je la serre fort dans mes bras. Il est temps de partir pour la galerie.

                  Une fois arrivée, Valérie, la responsable, me tend un courrier arrivé il y a quelques jours pour moi. Elle avait hésité à me le remettre, pensant, agacée, que jusqu’au bout, il y avait eu des imprévus dans cette histoire. Elle avait volontairement attendu ce soir pour me la donner, présentant, au vue du cachet, qu’elle contenait une nouvelle part de mon mystère.

« Mon amour,

Je sors demain. Le juge a accepté ma demande de sortie du territoire. Je tiens à la main le billet que tu m’as remis lors de ta visite. Je serai là. »

                  « J’ai toujours su, au plus profond de moi, que j’étais différente. Je m’appelle Mariline. Je suis photographe. Il y a quinze ans, j’étais grand reporter. Je suis partie en Colombie couvrir la campagne d’une candidate à la présidence. Il y a quinze ans, j’ai été enlevée par les FARC. Captive. Otage. Il y a quinze ans, je me suis vue mourir. Il y a quinze ans, il y a eu cet homme. Celui qui a pris tous les risques. Il y a quinze ans, il a renoncé à sa liberté pour que je retrouve la mienne. Il y a quinze ans, il m’a offert le plus beau des cadeaux, ma fille…

A ces deux êtres qui ont changé ma vie, à toi ma Lou, à Lui… Je dédie cette exposition. »

Je pose le micro. Je sens sa main douce qui vient prendre la mienne. Simultanément, je sens une main rugueuse qui passe dans mon dos.

Ensemble.

Toujours désormais.

Je tangue.

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Là aussi, c’est un texte très sensoriel, très ambiancé. Je ne suis pas sûre d’avoir encore saisi toutes les références, toutes les ouvertures qu’il comporte (et en l’occurrence, ce n’est pas du tout une critique, ça laisse le champ ouvert à plein de possibles et ça me plaît!). Je subodore qu’il y a plein de possibles tentaculaires là-dedans, et ça va être bien chouette de voir comment ça va se construire!

En avant pour l’Amérique du Sud avec l’artiste photographe ! Ou pas…

la transalation Sciences Po > Arles est osée.
La photographie c’est comme la Bretagne : ça me parle ! Alors j’attends la suite pour profiter des aventures !

J’aime bien le style d’écriture que tu as choisi pour cet atelier : des phrases assez courtes qui rythment le texte et permettent d’avancer rapidement et un joli lexique qui apporte un peu de poésie et de légèreté 🙂

Il y a vraiment un ambiance, un rythme fort dans ton texte Colette, et cette suite qui n’est pas sans me rappeler le magnifique livre d’I.Bettancourt…la première partie est mystérieuse, je m’y perds, mais ça n’est pas désagréable, au contraire, c’est un peu surréaliste, il y a comme un flou temporel. J’ai du mal à cerner ton héroïne, on a envie d’en savoir plus. On est accrochés. C’est très original

ça me plaît beaucoup, cette suite, Colette. Comme le dit Schiele, le début est un peu flou et mystérieux, mais c’est plutôt un atout, je pense, maintenant que la suite se dessine… Comme des « résurgences » post traumatiques peuvent être je pense irraisonnées, sensorielles, sans liens toujours. Ton texte est orignal et fort, dans une belle langue. très curieuse de savoir où tu vas nous emmener ensuite.

Je rejoins les 2 autres commentaires pour le côté flou et mystérieux qui me perd un peu mais d’un autre côté ton texte m’a accrochée, m’a fait voyager. J’aime la poesie que l’on se sent se dégager de ton texte. On s’attache à ton héroïne et je me demande où tu vas nous emmener avec elle !

Ce texte est dense, très riche. La forme d’errance de l’héroine est bien décrite, l’histoire est bien amenée. On sent que les bases d’un « beau » récit sont en place !

Sur les premiers ateliers, je ne voyais pas où tu voulais nous emmener. Et habilement, tu nous maintiens en haleine jusqu’au bout. Les passages entre la réalité et ses souvenirs sont bien fait, ils perdent un peu le lecteur au début pour finalement devenir d’une clarté évidente à la fin.

Je reste totalement sous le charme de ton texte, Colette, tu as installé une belle façon de mélanger passé, présent, réminiscences acceptées ou pas, tu es sur un fil et on y est avec toi.

J’aurais juste tendance à trouver que ça serait fort intéressant d’utiliser un style de narration différent dans le présent et dans les souvenirs, pour bien souligner ces deux temps différents, qui correspondent aussi à un vécu différent. Choisir par exemple des phrases plus courtes, une narration plus hachée, pour la captivité et la peur, et garder une plus grande fluidité pour le présent… A voir, mais je pense que ça renforcerait le fond via la forme, et que ça serait encore mieux!

J’aime beaucoup l’évolution de ton texte, cette alternance entre les 2 périodes qui permet d’alléger la dureté du récit de la captivité. Et aussi le doute que tu sèmes sur la réalité du 2ème récit en évoquant les vies qu’elle s’invente. Je ne sais pas comment tu comptes le terminer mais je verrais assez bien le doute demeurer / s’accentuer ;-).

Je n’ai pas grand chose à rajouter à mon commentaire précédent, Colette. Ton texte me touche énormément (peut-être parce que j’ai un peu connu la Colombie « de l’intérieur » via les récits d’une de mes soeurs qui y a fait un stage long, et pour qui on a un peu vibré, et eu peur, à certains moments…), je trouve sa fin très belle, j’aime énormément sa construction où le temps s’emmêle, qui correspond tellement bien à ce qu’il conte (je pense que quand on est otage, le temps, c’est compliqué, et dans les syndromes de stress post traumatique aussi…).

Je reste sur l’idée qu’il serait possible de l’affiner en différenciant des styles de narration, pour lui donner encore plus de force à certains moments.

Mais c’est vraiment un très joli texte, avec un beau travail de la langue, que tu nous offres là. 🙂

Quelle jolie fin Colette!!! très réelle, après un texte trouble et mystérieuse. Je trouve que cette opposition fait exploser l’émotion à la fin.

pardon : après une première partie poétique, trouble et mystérieuse, un finish plus ancré dans le réel! quel style élégant.

Jusqu’au bout je n’ai su où tu allais nous emmener. Beaucoup de poésies dans ton texte et un final qui laisse sans voix et qui déclenche une grosse émotion !

J’ai attendu la fin de ton texte pour le commenter après la deuxième proposition parce qu’il m’a beaucoup chamboulée. J’ai un cousin colombien et beaucoup d’éléments de ton texte sont tellement vrais… Tu dépeints effectivement très bien les conditions des otages et cette perte de repères temporels, cette perte d’humanité, cette ligne qui oscille toujours entre réalité si dure et pensées vers les moments de joie pour fuir cette réalité, ces moments où la raison bascule…Bravo pour ce texte si juste et si bien écrit.