Texte de Eevlys – « La pluie des anges » *

L’homme m’avait donné rendez-vous chez lui, et maintenant, j’attendais sa venue sur un canapé humide et miteux. J’examinais avec stupeur et répugnance une jeune femme assise face à moi. Elle venait de frapper son enfant sous mes yeux.
« La pluie… » avait-elle gémi. « Je crois qu’elle arrive… »
Nous avons tous deux levé la tête en direction du plafond lézardé.
On aurait tout d’abord dit des notes, lointaines et dissonantes, sans réelle harmonie commune. Elles venaient de nulle part, semblant sortir des murs, ou peut-être de mon esprit fiévreux. Je n’étais sûr de rien.
Notre hôte entra dans la pièce, et sans attendre me tendit une fiole vide. Il vérifia la fermeture de chaque fenêtre et disposa autour de nous divers récipients : vases, bouteilles, bocaux. Chaque contenant paraissant avoir une place précise et définie.
C’est à cet instant que retentit le premier coup de tonnerre, comme sorti de la gorge d’une bête. Le vent se leva, visitant chaque recoin de la pièce, s’engouffrant dans chaque brèche, apportant avec lui les sentiments oubliés que nous étions venus retrouver.
C’était des larmes de pluie qui sortaient du plafond, le traversant, jetées au hasard et tintant de toute part, gouttes de joie, de surprise et d’amour.
Lorsqu’elles m’atteignirent, je gouttai leur saveur salée et le souvenir de mon chien laissé dans la voiture devant la maison éclata dans ma tête.
Au téléphone, l’homme m’avait demandé
« Et donc, vous me dites que vous ne pouvez pas l’enterrer comme ça ?
– Non, pas comme ça… Pas sans pleurer… »
Et c’était pour ça que j’étais venu. J’étais là pour lui, afin de recueillir les larmes de la tristesse et de la colère. Et l’accompagner jusqu’au bout.
À présent, des souvenirs me revenaient en mémoire. Les marais à l’aube. Nos longues marches et ses fugues incessantes. La terre mouillée, l’odeur de son pelage et ses yeux qui comprenaient tout.
La femme elle aussi était venue chercher une aide.
Comme dans un songe, je l’avais vu lever son bras et l’abattre sur son fils. L’enfant était resté muet et n’avait pas bougé.
« Il ne vit plus… » , avais-je pensé.
« Il ne ressent rien. Il a besoin de larmes. » avait murmuré sa mère dans un sanglot. « Je veux lui donner de la joie, du désir et du rire ».
Était-ce un rêve ? J’avais l’impression de nager parmi des ombres bleutées.
Je me demanderai toujours si cette pluie de larmes mystérieuse ne tombait que dans cette maison, qu’à l’intérieur de ces murs …
Les rafales s’étaient faites si pressantes que l’eau s’était mise à bouillonner dans les seaux. Elle débordait des bassines, s’échappait des fûts. Les terres endormies de la peur, de la fuite et du combat s’étaient maintenant gorgées d’eaux vertes libératrices.
Nos vêtements trempés ruisselaient sur le plancher de chêne déjà recouvert de flaques éparses qui s’élargissaient dans le vacarme de l’orage.
La femme avait déjà rempli son pot et tandis que son enfant s’esclaffait enfin, elle le prit tout contre elle et couru quelques mètres sous la pluie battante du vestibule, ouvrit la porte, et disparu dans l’étouffante chaleur de la rue.
D’un geste l’homme m’avait indiqué la fiole que je tenais toujours serrée entre mes doigts. Alors je la plongeai dans la pluie de larmes et quittai la maison.


Photo : cc – Visual hunt

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ce texte n’est pas léger, et même un peu plombant. mais cette idée d’aller chercher ailleurs ce dont on ne dispose pas en soi est une super idée d’écriture. j’ai immédiatement pensé au court métrage « l’homme sans tête » de juan Solanas, sur le même principe d’aller chercher ce que l’on ne posséde pas.
sur le même registre j’ai fait l’acquissition il ya longtemps d’un dessin au crayon qui s’appelle le « vendeur de sourire »: on y voit un personnage dans une boutique en train de choisir un sourire. ça laisse rêveur non?
belle idée, qui n’a pas du être facile à mettre en écrit. suis un peu moins convaincue par la femme et l’enfant. merci de ce moment « hors du commun ».

J’aime beaucoup cette idée de venir chercher ce qu’il ou elle n’a pas.
Il fallait y penser, Eevlys l’a fait. Cette maison qui ruisselle de pluie… on est toujours dans ces ambiances étranges, plombantes aussi parfois, comme sait si bien les créer Eevlys. Un univers magique.
Je n’ai pas compris pourquoi cette mère frappe son enfant, s’il lui suffit d’attendre que le seau se remplisse.
Mais peut-être que tous mes neurones ne sont pas allumés !

Il fallait la trouver cette pluie de larmes mystérieuse et libératrice, chapeau bas. On est bien dans l’univers d’Eevlys, c’est sa signature. Pour moi, la mère frappe son enfant pour provoquer en lui une réaction, il a besoin de larmes, fut-elle.
Une nouvelle courte, parfaite.

La maison des larmes de pluie…Belle idée… qui m’a surpris, séduit à la première lecture, puis je me suis retrouvé gêné au fur et à mesure que j’avais dans le texte. Il a fallu que j’y retourne plusieurs fois, en cherchant à comprendre, ma gêne…De fait, il y a une première partie dans ce texte où la narratrice décrit cette pièce, l’enfant frappé, les vases et je partage assez bien cette ambiance, effectivement comme dans un rêve (un cauchemar) les personnes, le décor semblent à la fois très concrets et déformés par des miroirs concaves ou convexes. Dans la deuxième partie du texte ( a compter du : au téléphone, l’homme…) les auto-regards de la narratrice sont plus présents. Je crois qu’ils m’ont sorti de l’ambiance : je me souviens maintenant… était-ce un rêve, j’avais l’impression…C’est une autre ambiance centrée sur la narratrice. Je l’ai vécu comme une rupture dans le texte, mais c’est très personnel (donc…).

Univers particulier dans lequel Eevlys excelle… c’est une idée originale et belle cette maison de pluie de larmes. Merci pour ce moment de lecture

J’aime bien ce genre d’univers à la frontière du rêve et l’idée de venir chercher de l’aide pour un évènement qu’on ne peut dépasser seul. Mon plaisir a été un peu gâché par ce fait d’une mère qui frappe son enfant, même dans une fiction, cela me trouble. Mais c’est un avis très personnel.

J’entends votre argument mais je reste convaincue que la présence de cette femme et de son enfant aurait pu être rendue encore plus intense sans ce geste.

Mais je viens de relire « la pluie des anges » avec beaucoup de plaisirs. Au fait pourquoi les anges? (non là je plaisante!)

la pluie des anges m’a également interpellée, notamment avec le passage sur l’enfant muet ou sans émotion, car la légende du « doigt de l’ange » pourrait prendre une petite place dans ce texte: l »histoire (enfin une des interprétations et notamment la plus religieuse) dit qu’un ange pose son doigt sur les léèvres de l’enfant qui né, car il est supposé avoir la vision de sa vie, la connaissance de tout blablabla, et donc l’ange pose son doigt et « chuuuut »…. l’enfant ne doit rien dire de son savoir, voire ce geste efface toute sa connaissance. et marque définitivement un petit creux entre le nez et les lèvres. Les anges ont bon dos!

En lisant les commentaires, j’apprends moi aussi que c’était un narrateur ! Je pensais moi aussi à une narratrice (mais il n’y a aucun moyen de savoir?). Je m’étais concentré en fait sur les images, les métaphores, l’univers…

Encore un texte totalement identifiable dans le style (que j’adore à vrai dire) d’Eevlys. C’est un de mes Eevlys préférés avec le phonographiste mortuaire. Comment c’est fait ? Pour l’instant je vois :
– immersion dans un univers déroutant, étrange, fantastique qui est une « métaphorisation », sublimation d’une idée (ex : les larmes dans la maison / la maison de pluie de larmes).

– un usage marqué de l’ellipse y compris dans les dialogues

– une création d’images « sensorielles » empruntant aux registre de la littérature ou du cinéma fantastique, sinon à du baroque esthétique, de la mythologie, de la magie.

– un choix pour l’inattendu aux franges du dérangeant qui devient l’étrange (ex : l’enfant frappé. — Bon c’est pas bien de taper sur les gosses, on est d’accord, mais on fait pire cela étant en littérature comme malfaisance).

J’avoue ne pas savoir par quelle alchimie au lieu de donner de l’abscons ou de l’hermétique, cela fonctionne parfaitement bien. Il y a décidément une touche chez chacun(e) qui ne répondra à jamais aucune recette de manuel d’écriture…
Enfin, je ne sais pas vous, mais le texte d’Eevlys m’a renvoyé à un passage d’un film « diabolique » que je ne retrouve hélas pas (des Frères Coen ?) -scène bien plus inquiétante car le personnage voit une pluie de sang issue du plafond d’une chambre, dans des hallucinations à la suite d’un crime, je crois, qu’il a commis- et du coup je l’ai curieusement ressenti comme un texte empreint de vaudou.

Oui, c’est Angel heart. Félicitation d’avoir retrouvé ! Après pour les influences inconscientes, rien de surprenant. Ca arrive souvent à tout le monde… Je me souviens il y a une trentaine d’année que je racontais à une amie un projet de roman qui me turlupinait. Et je lui raconte le déroulé, mes idées, comment je voudrais traiter cela, etc. Elle me dit : « mais pourquoi tu veux réécrire Mortelle randonnée ? » J’étais en train de me refaire cette histoire qui m’avait fasciné… sans m’en rendre compte.

Eevelys, j’adore ton idée (comme tout le monde) d’aller chercher ce qu’on n’a plus ailleurs. La gifle ne me dérange pas non plus; Comme tu le dis, on voit (lit) bien pire ailleurs. Je note la description que tu nous as épargnée du chien mort dans la voiture…pauvre bête… Et j’aime cette façon toute perso que tu as de traiter toujours les sujets. C’est original et ça laisse toujours en fin de lecture une impression de bizarre bizarroïde mais bien…
Bref… Y’a quand même des trucs qui me turlupinent et qui ne m’ont pas facilité la lecture. Comme Simon j’ai été gêné dans par des bricoles… Je vais essayer de les écrire comme ça au fur et à mesure, c’est pas facile à faire passer ces impressions…
L’hôte qui pose des récipients avec précision pour récupérer l’eau…Pourquoi? C’est une pluie d’émotions diverses de toutes sortes qui tombe à chaque fois ou bien ne tombe que ce que les gens viennent chercher?
L’homme vérifie les fenêtres et puis… le vent qui se lève visite chaque recoin de la pièce. J’aime ta phrase « apportant avec lui chaque sentiments oubliés que nous étions venus retrouver »… Retour à la question du pourquoi toute cette eau, tous ces seaux?
Pourquoi la narratrice (il/elle?) cherche des larmes de colère en plus de la tristesse?
Et cet enfant et sa mère. Je comprends bien ce que tu as voulus dire… Surtout avec toutes les explications complémentaires mais à la première lecture je me suis demandé : il ne vit plus ou pas, ne ressent rien… (Je n’avais pas compris qu’il ne parlait pas)… Juste compris qu’il ne ressent pas. Il a besoin de larmes de colère s’il prend une baffe. De rébelion ou d’étonnement mais la mère parle de joie, de désir et de rire… Avec une gifle? Bon, après les explications et relecture j’ai capté…
les rafales, les sceaux qui débordent, le déluge… Je n’ai pas saisie… Puis après j’ai compris… La violence que tu as voulu mettre dans ton texte, est-ce bien ça?
C’est peut-être pas tout clair hein mon charabia… Juste des impressions de lecture.
La chute est bien en revanche… on plonge sa fiole dans la pluie et on récolte ce qu’on est venu chercher…
Enfin… J’aime bien ton texte. Il gratouille bien dans un registre qui t’est propre plein d’imaginaire.

C’est marrant, je ne me suis pas posé toutes ces questions (qui sont justes. on voit que Melle47 s’est penchée sur la question attentivement). Pour moi, il y a une acceptation tacite -dans ce genre de texte spécifique du moins- d’une part d’ombre, d’obscurité, d’hermétisme. On ne comprendra pas tout, parce que c’est étrange, fantastique, magique…. Et cela participe de l’effet recherché, non ?

Le tutoiement ? Oui pourquoi pas ! Je voussoie, pour ma part, car je n’ose pas, par respect de la distance légitime que chacun peut vouloir. (Je suis le seul prof dans le Dpt de mo IUT à ne pas tutoyer les étudiants qui ont entre 20 et 23 ans, soit l’âge de mes enfants). Ici, il n’y a que Melle47 qui m’a arraché le tutoiement (qui ne me dérange en aucune manière) en me l’adressant, ou Fantomette44 qui est une amie de Nantes qui a participé longtemps à mes ateliers en présentiel. Pour ma part, on fait comme on veut.
Rien à voir : Khéa vient de connaître un événement très douloureux, et me charge de vous présenter ses excuses si cette semaine elle n’intervient plus.

Eh bien voilà… c’est ça… on n’est pas tous fait pareil… la colère chez moi n’accompagne pas la tristesse du deuil, même si ce deuil est terriblement injuste ou difficile à comprendre. Et je n’aurais pas mis une gifle pour éveiller aux sentiments positifs d’un enfant, même en dernier recours… même si j’avoue que parfois ils peuvent nous excéder plus qu’un brin … chacun sa sensibilité… c’est ce qui rend les gens et l’interactivité si enrichissante… merci donc pour tes éclaircissements 🙂