Texte de Mélanie – « Mon ailleurs » *

Un soir là-bas
Frédéric dort à poings fermés à l’intérieur.
Le ciel, d’un noir dense et opaque, est exempt de tout nuage. Les lucioles jouent à cache-cache. Elle zigzaguent et se confondent aux milliards d’étoiles qui ornent ce tableau grandiose. Des vaguelettes frappent le quai sur lequel je suis allongée. Je tangue doucement, au son du chant des rainettes versicolores qui se font la cour. Leur chant puissant résonne en moi. Chacune de mes expirations forme au dessus de moi un joli nuage blanc qui se fond dans l’air ambiant. Doucement, en union parfaite avec l’infini qui m’entoure, je m’endors…

Un soir ici
Mes paupières vacillent au dessus des iris de mes pauvres yeux, complètement asséchés par la la lumière bleue de mon portable. Emmitouflée sous une couette, je lis les dernières lignes du plus récent roman de Sylvain Tesson. La lueur d’un gyrophare transperce soudainement les draperies diaphanes qui couvrent ma fenêtre. Le bruit strident d’une sirène me transperce. Les rayonnements rouges se mettent à virevolter sur le blanc immaculé des quatre murs qui m’entourent… J’ai une fois de plus ce soir droit à une spectacle son et lumières, dans cet appartement un peu trop urbain. Mon esprit s’emballe… Un drame familial ?.. Un accident horrible ?? … Un homme en arrêt cardiaque ???… Ma poitrine s’oppresse, je respire difficilement. Je me répète que je dois absolument m’endormir, ce qui rend la chose encore plus ardue. Je me tourne vers Frédéric pour un peu de réconfort. Il n’y est pas… Son portable et le boulot le retiennent probablement encore au salon à cette heure tardive.

L’heure du repas là-bas
3 belles truites saumonées grillent lentement au dessus de la braise du feu allumé un peu plus tôt. J’ai pétri la pâte et enfourné deux belles boules qui sortiront dans quelques minutes sous forme de miches craquantes et moelleuses. L’odeur réconfortante embaume la véranda. Frédéric travaille minutieusement sur un nouveau modèle de mouche. Il utilise des plumes d’autruche et du poil de rat musqué, qui semble-t-il donnent une allure hyper réelle à la nymphe, une fois sous l’eau… La pêche de demain promet d’être généreuse. Je griffonne quelques phrases poétiques sur mon carnet encore vierge. Comment les choses peuvent-elles être si différentes ici?

L’heure du repas ici
Frédéric n’est pas rentré. Un monticule de vaisselle sale couvre le comptoir. J’utilise une flûte à champagne pour me servir un verre de rouge. Ce soir, ce sera bœuf bourguignon… Surgelé. Provenant du supermarché. Je programme 3 minutes sur le micro-ondes et m’installe devant mon écran plat pour poursuivre la série à laquelle je suis complètement accro. 4 épisodes plus tard, il arrive complètement saturé de sa journée. Il n’a plus de mots. Je n’ai plus d’énergie.
« Je vais lire au lit », je lui dis. Il est déjà sur son portable et ne m’entends pas.

Maintenant ici

La majeure partie de ma vie se déroule toujours ici, mais j’irai un jour prochain m’établir là-bas…

Là-bas, où l’air est pur et où l’eau est claire.

Là-bas, où les murs sont verts.

Là-bas, où l’homme ne domine pas et où tous les êtres vivants sont égalitaires.

Là-bas, où le temps s’écoule tout doucement et non à la vitesse de la lumière.

Là-bas j’irai, pour finir mes jours en harmonie avec la terre.

Et si avec moi tu ne viens pas, j’irai sans toi, vivre de la terre, comme une ermite, une solitaire.


Photo : Jeroen Bendeler – cc – Unsplash
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J’aime la manière de traiter l’alternance entre Ici et Là-bas, avec ces deux manières de vivre le même moment.

Deux mondes, la ville et la nature, la réalité et l’espoir (le vert est la couleur de l’espoir). Comme une variante de Coline et Mathieu, mais la divergence est plus douce… On retrouve l’idéalisation de la nature.

J’aime l’incidente sur la relativité du temps, un temps si différent dans les deux univers, une idée à creuser.

Le thème du vert est discret là aussi et si j’aime la poésie de la fin, il me semble qu’elle pourrait être plus précise et singulière.

J’aime ton style d’écriture, en particulier ta façon de décrire l’environnement dans le passage « Un soir là-bas » .

Tu traites un sujet criant de vérité dans notre monde moderne qui ne laisse pas indifférent (« son portable et le boulot le retiennent probablement encore au salon à cette heure tardive », « 4 épisodes plus tard, il arrive complètement saturé de sa journée. Il n’a plus de mots. Je n’ai plus d’énergie » )

J’ai aimé la fin de ton texte où tu rapproches le « ici » et le « là-bas » en donnant ton point de vue (« La majeure partie de ma vie se déroule toujours ici, mais j’irai un jour prochain m’établir là-bas »).

Le thème du vert est abordé de manière implicite, tu aurais pu peut-être pousser davantage le trait.

Encore une fois, je suis totalement d’accord avec Xavier et Celiah sur ce beau texte que j’aime vraiment beaucoup (son style, sa poésie, le principe d’alternance). Le vert qui oui aurait pu être plus présent via la nature est quoiqu’il en soit ici implicite ; et l’expression « se mettre au vert » est même sous tendue (ce qui me va très bien concernant la contrainte). La fin, sans doute, a renforcé mon ressenti essentiellement musical de ce texte. c’est un blues (un blues green 🙂 ) ?, un fado ?, une ballade triste ?… Les dernières phrases qui riment, en effet, ainsi égrenées semblent accompagner la fin d’un chant, comme ces dernières paroles dites sur des harmoniques. Très joli.

Cette histoire de pêche à la mouche et de refuge dans la nature m’a rappelé « Au milieu coule une rivière », superbe roman de Norman MacLean et surtout le film à cause de ses images incroyables de lumière sur le bord de la rivière lorsqu’ils pêchent les truites (film qui est un rare cas d’adaptation de roman vraiment réussie).

C’est un chouette texte. Il évoque bien notre dualité de citadins souvent un peu en manque de verdure. L’alternance ici/là-bas est une très bonne idée.

En relisant, à la lumière des commentaires de Francis, j’ai beaucoup apprécié la poésie finale, musicale… Je note que terre (ou taire) revient plus souvent que vert… Bravo, c’est beau et cela inspire.