Texte de Justine

6H28, le réveil sonna, il se leva, prit sa douche, se rasa de près. Il jeta un œil sur le réveil de la salle de bain : 6H43, parfait il était dans les temps. Petit déjeuner, pas plus de sept minutes. Brossage de temps, trois minutes. Cirage des chaussures, deux minutes. Les bips de la radio annoncèrent 7H00, il attrapa sa mallette de cuir, claqua la porte de son appartement, s’arrêta sur le seuil et alluma la lumière.

Il avait exactement trente secondes pour descendre les deux étages, de respectivement vingt et vingt deux marches, avant que la minuterie ne s’arrête. Il commença à dévaler les volées de marches. Au premier étage il s’arrêta net face à la femme de ménage qui passait la cireuse « qu’est ce qu’elle fout là celle là ! On est mardi !». Il s’excusa du bout des lèvres et continua sa descente, il avait encore une chance. A l’avant dernière marche, la lumière s’éteignit. « Merde ».

Il n’avait plus qu’à remonter.

Il se posta de nouveau devant sa porte, prit le temps de respirer et d’évaluer à quel niveau devait se trouver la femme de ménage afin de l’éviter. La lumière se ralluma. Il repartit, chaussé de mocassins en cuir, il glissait sur le parquet ; c’était quasiment de la haute voltige. Il descendit le premier étage sans encombre. A la seconde volée de marches, il aperçut Mme Thomas un peu plus bas. Il eut un instant d’inattention, son pied glissa et il s’écrasa sur les fesses. Il fit de nouveau noir. Il rumina « putain de merde, manquait plus que çà, je vais vraiment finir par arriver en retard ». Il se releva sous le regard intrigué de Mme Thomas « tout va bien Monsieur ? ». « Mais quelle nouille, évidemment que non, ça n’allait pas du tout ». Il la toisa du regard, esquissa un léger sourire, fit mine que tout allait bien, réajusta sa cravate, lissa sa veste et son pantalon et entreprit de nouveau de rejoindre son paillasson, son cartable à la main. Il n’avait pas le choix, il fallait qu’il descende ces maudits escaliers dans ces trente secondes, sinon la journée se passerait forcément mal. Il inspira, souffla. Le troisième essai devait être le bon. Il songea quelques secondes à prendre l’ascenseur mais il se dit qu’avec la chance qu’il avait ce matin, celui ci manquerait de tomber en panne ou de s’arrêter au premier étage. « Pourquoi les gens prennent l’ascenseur au premier étage ? Pour descendre en plus ? » Il secoua la tête, il détestait ses voisins du premier pour ça. Il regarda sa montre, 7H15. Avec un peu de chance il pourrait prendre le bus de 7H27, ce qui le ferait arriver à 7H58, s’il n’y avait pas d’incidents de parcours. Il détestait arriver en retard et il ne pouvait plus se le permettre. « La prochaine fois sera la bonne ». Il croisa les doigts. « Go ». Il repartit à toute berzingue, concentré au maximum. Il comptait dans sa tête « 5, 4, 3, 2 », il y était presque, il entendit une porte claquer, « 1, 0 », il posa les pieds en bas des escaliers. La lumière s’éteignit. « Yes ! », il leva les bras au ciel. Son cœur cognait dans sa poitrine, il posa ses mains sur ses genoux, le front tout transpirant, il y était enfin. Il se redressa, passa la main dans ses cheveux pour les remettre dans l’ordre, se dit qu’il prendrait bien une douche et boirait bien un jus de fruits frais. Il se baissa pour attraper sa mallette. Pas de mallette. Il avait dû l’oublier à sa porte. Il hurla « PUTAIN ». Il regarda sa montre, 7H25. Il n’aurait jamais son bus. La femme de ménage qui n’était plus là ne pourrait pas remonter la chercher à sa place.

Il s’assit sur la première marche, prit sa tête dans les mains. Cette fois, il fut incapable de compter le nombre de journées manquées au boulot et le nombre d’excuses bidon qu’il avait pu donner. Il songea qu’il avait déjà déménagé trois fois en un an pour tenter de résoudre son problème ; appartement au rez-de-chaussée, maison à étage, maison de plein pied mais que malgré tout le cauchemar persistait.

Il se leva, remonta tranquillement l’escalier vers son appartement en comptant les marches une à une.

Au premier, la voisine aux lunettes « cul de bouteille » ne lui accorda qu’un bref regard. Il remarqua qu’elle portait une mallette du même genre que la sienne. Elle cala fermement celle-ci sous son bras, inspira profondément, déclencha le chrono de sa montre, ouvrit la porte de l’ascenseur et se précipita à l’intérieur.

Par Justine

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Voilà un texte étrange (ce qui est ici un terme positif, je le précise 😉 ), assez hypnotique, qui me fait l’effet d’être presque suspendu entre la réalité et une certaine forme d’irréel. C’est la mise en scène d’une « manie » envahissante, prenante, dont le personnage ne peut s’extraire. L’ensemble du texte est ancré dans ce rapport au temps « pathologique ». On ne saura finalement rien de l’homme, à part ce qui se rapporte à cette étrange habitude (notamment, qu’elle met l’équilibre de sa vie professionnelle en danger). La fin m’a semblé comporter une certaine ambigüité très intéressante. Je n’ai pas réussi à discerner si la voisine était VRAIMENT comme lui, ou s’il se l’imaginait, simplement, à force d’être envahi par sa propre compulsion.

Petit détail technique : je n’ai pas compris pourquoi un appartement au rez-de chaussée ou une maison de plain pied ne résolvaient pas son problème ? Est-ce parce que de toute façon, s’il n’y a plus d’escalier, il se focalise sur autre chose (ne pas marcher sur les joints entre les dalles du trottoir, etc…) ?

Cette question m’amène à te suggérer, Justine, de faire un véritable « choix » temporel pour ce texte. Je m’explique : il est majoritairement centré sur le moment de l’escalier, ses enjeux, la répétition, les contre-temps. Mais il y a un peu d’autres choses aussi (son réveil, les déménagements antérieurs, etc). Je ne suis pas sûre que ça soit un bon « équilibre ». Je pense qu’il serait intéressant, soit qu’il y ait un vrai univers « autour » de la manie, soit qu’il n’y en ait pas du tout. Et je pencherai plutôt pour cette seconde solution sur un texte court. Une sorte de « plongée » intense dans l’angoisse qu’elle provoque. Dans la mesure où tu racontes une espèce de manie qui envahit tout, je ne suis pas sûre que ça présente un intérêt de broder autour. Si la manie envahit, laisse-la envahir. Ton texte pourrait ainsi commencer à « il avait exactement trente secondes… », et tu pourrais insister sur des détails absurdes, creuser le sens totalement irréaliste qu’il y donne, etc… (et il suffit, par exemple, concernant son travail, de finir le texte sur un truc du genre « ce matin encore, il serait en retard » pour qu’on comprenne que ça craint pour lui).

Ça fera peut-être disparaître l’allusion à « l’année » de ma proposition, mais je te pardonnerai 😉

j »ai bien aimé aussi l’ambiance tordue du texte, mais ai cherché le lien avec le thème de départ 🙂

J’ai beaucoup apprécié ton texte Justine, on est tenu en haleine et on devient, nous aussi, obsédé par ce Toc!
Je me suis posée la même question que Gaëlle sur la maison de plain-pied et je suis curieuse de savoir à quoi tu pensais ;-)! La piste de centrer encore davantage ton texte sur son obsession me parait très intéressante!

Merci pour vos commentaires.
Pour la maison de plein pied ou l’appart en RDC j’imaginais d’autres tocs (toc de fermeture par ex)
Si j’ai bien compris Gaëlle, j’oublie toute la première partie et également tout ce que j’ai « brodé » à la fin?
Je vais tenter

Oui, c’était l’idée que je m’en faisais (mais tu as le droit de la trouver mauvaise, hein 😉 ). Je pense qu’il serait intéressant, sur cette forme courte, de ne faire exister le personnage que par cette scène de TOC, en insérant dedans, par des biais détournés, ce que tu veux qu’on sache de lui. Et pas de faire les deux choses séparément. Puisque c’est envahissant, j’aime assez l’idée que la manie prenne VRAIMENT toute la place du récit. Mais à voir si ça te plaît/te tente (et puis à voir ce que ça donne, aussi, ça sera peut-être peu convaincant une fois réalisé, c’est la magie du direct de l’écriture: parfois ça foire 😉 )

Je n’ai pas eu vraiment le temps de m’y pencher…mais bon j’ai fait qqs rectifications et changements. On oublie la bouteille de champagne et l’année 😉
Gaëlle, comme je te l’avais dit pas mail, peux tu nous donner qqs conseils « techniques »: pour les dialogues internes, comment doit on les présenter? avec des guillemets? à la ligne?

Il avait exactement trente secondes pour descendre les deux étages, de respectivement vingt et vingt deux marches, avant que la minuterie ne s’arrête. Il attrapa son cartable et commença à dévaler les volées de marches. Au premier étage il s’arrêta net face à la femme de ménage qui passait la cireuse « qu’est ce qu’elle fout là celle là ! On est mardi !». Il s’excusa du bout des lèvres et continua sa descente, il avait encore une chance. A l’avant dernière marche, la lumière s’éteignit. « Merde ».Il n’avait plus qu’à remonter.

Il se posta de nouveau devant sa porte, prit le temps de respirer et d’évaluer à quel niveau se trouvait la femme de ménage afin de l’éviter. La lumière se ralluma. Il repartit, chaussé de mocassins en cuir, il glissait sur le parquet ; c’était quasiment de la haute voltige. Il descendit le premier étage sans encombre. A la seconde volée de marches, il aperçut Mme Thomas ; un instant d’inattention, son pied glissa et il s’écrasa sur les fesses. Il fit de nouveau noir. Il rumina « putain de merde, manquait plus que çà, je vais vraiment finir par arriver en retard ». Il se releva sous le regard intrigué de celle ci « tout va bien Monsieur ? ». « Mais quelle nouille, évidemment que non, ça n’allait pas du tout ». Il la toisa du regard, esquissa un léger sourire, fit mine que tout allait bien, réajusta sa cravate, lissa sa veste et son pantalon et entreprit de nouveau de rejoindre son paillasson, son cartable à la main.
Il n’avait pas le choix, il fallait qu’il descende ces maudits escaliers dans ces trente secondes, sinon la journée se passerait forcément mal. Il inspira, souffla. Le troisième essai devait être le bon, au quatrième il devrait se bander les yeux. Il songea quelques secondes à prendre l’ascenseur mais il se dit qu’avec la chance qu’il avait ce matin, celui ci manquerait de tomber en panne ou de s’arrêter au premier étage. « Pourquoi les gens prennent l’ascenseur au premier étage ? Pour descendre en plus ? » Il secoua la tête, il détestait ses voisins du premier pour ça. Il regarda sa montre, 7H15. Avec un peu de chance il pourrait prendre le bus de 7H27, ce qui le ferait arriver à 7H58, s’il n’y avait pas d’incidents de parcours. « La prochaine fois sera la bonne ». Il croisa les doigts. « Go ».
Il repartit à toute berzingue, concentré au maximum. « 5, 4, », au premier il entendit une porte s’ouvrir. La voisine aux lunettes « cul de bouteille » ne lui accorda qu’un bref regard. Il remarqua qu’elle portait une mallette du même genre que la sienne. Elle cala fermement celle-ci sous son bras, inspira profondément, déclencha le chrono de sa montre, ouvrit la porte de l’ascenseur et se précipita à l’intérieur.
« 2, 1, 0 », il posa les pieds en bas des escaliers. La lumière s’éteignit. « Yes ! », il leva les bras au ciel. Son cœur cognait dans sa poitrine, il posa ses mains sur ses genoux, le front tout transpirant, il y était enfin. Il se redressa, passa la main dans ses cheveux pour les remettre dans l’ordre, se dit qu’il prendrait bien une douche et boirait bien un jus de fruits frais. Il se baissa pour attraper sa mallette. Pas de mallette. Il avait dû l’oublier à sa porte. Il hurla « PUTAIN ». Il regarda sa montre, 7H25. Il n’aurait jamais son bus. La femme de ménage qui n’était plus là ne pourrait pas remonter la chercher à sa place.
Il se leva, commença à dénouer sa cravate et remonta tranquillement l’escalier vers son appartement en comptant les marches une à une.
Ce matin encore il serait en retard.

Ah oui, Justine, tu as raison de me relancer sur ce point.

Alors d’abord: moi j’aime bien ton texte comme ça. Je le trouve plus « efficace », plus « tendu ». Et finalement, je ne trouve pas que l’on perde grand chose avec les suppressions des éléments du début et de la fin. A mon sens, tu pourrais encore enrichir la scène de cette manie, glisser dedans des allusions à d’autres TOC qu’il pourrait avoir (si tu le souhaites), qui complèteraient le tableau et aideraient à comprendre que finalement, tu ne racontes rien d’autre de lui parce qu’il se résume quasiment à ces manies, tellement elles sont envahissantes. Je pense par exemple à l’allusion à l’ascenseur. Quand il se questionne sur le fait de le prendre, tu pourrais glisser que s’il touche le bouton, en plus, il faudra qu’il s’essuie la main, que le bouton est tellement sale à force d’être touché par n’importe qui, et qu’il n’est pas sûr d’avoir de mouchoir… Mais s’il vérifie dans sa poche il va perdre du temps, etc… (c’est un simple exemple, hein, ça peut être autre chose).

Et pour la partie « technique »: les règles de typographie « classique », c’est qu’une pensée formulée comme une parole à soi-même est mise en italique, sans guillemets.
Après, parfois, on peut aussi laisser des pensées au « je » dans le fil du texte, sans marque typographique particulière, pour dynamiser le récit, qu’il y ait un passage de la narration extérieure au « je » en laissant le lecteur identifier ce changement de point de vue.

Merci beaucoup Gaëlle.
derniers changements avant la fermeture de l’atelier ce soir:

Il avait exactement trente secondes pour descendre les deux étages, de respectivement vingt et vingt deux marches, avant que la minuterie ne s’arrête. Il attrapa son cartable et commença à dévaler les volées de marches. Au premier étage il s’arrêta net face à la femme de ménage qui passait la cireuse. Qu’est ce qu’elle fout là celle là ! On est mardi ! Il s’excusa du bout des lèvres et continua sa descente, il avait encore une chance. A l’avant dernière marche, la lumière s’éteignit. Merde, je n’ai plus qu’à remonter.
Il se posta de nouveau devant sa porte, prit le temps de respirer et d’évaluer à quel niveau se trouvait la femme de ménage afin de l’éviter. Il appuya sur la minuterie, s’essuya la main sur son pantalon et repartit. Maudits mocassins, ils glissaient sur le parquet ; c’était quasiment de la haute voltige. Il descendit le premier étage sans encombre. A la seconde volée de marches, il aperçut Mme Thomas ; un instant d’inattention, il patina et s’écrasa sur les fesses. Il fit de nouveau noir. Il rumina, putain de merde, manquait plus que çà, je vais vraiment finir par arriver en retard. Il se releva sous le regard intrigué de celle ci « tout va bien Monsieur ? ». Mais quelle nouille, évidemment que non, ça n’allait pas du tout. Il la toisa du regard, esquissa un léger sourire, fit mine que tout allait bien, réajusta sa cravate, lissa sa veste et son pantalon et entreprit de nouveau de rejoindre son paillasson, son cartable à la main.
Je n’ai pas le choix, il faut que je descende ces maudits escaliers dans ces trente secondes, sinon la journée se passera forcément mal. Il inspira, souffla. Le troisième essai devait être le bon, au quatrième il devrait se bander les yeux. Je pourrais prendre l’ascenseur mais avec la chance que j’ai ce matin, il risque de tomber en panne ou de s’arrêter au premier étage. Pourquoi les gens prennent l’ascenseur au premier étage ? Pour descendre en plus ? Il secoua la tête, il détestait ses voisins du premier pour ça. Il regarda sa montre, 7H15. Avec un peu de chance il pourrait prendre le bus de 7H27, ce qui le ferait arriver à 7H58, s’il n’y avait pas d’incidents de parcours. La prochaine fois sera la bonne. Il alluma la lumière, frotta sa main sur son pantalon, croisa les doigts. Go.
Il repartit à toute berzingue, concentré au maximum. 5, 4, au premier il entendit une porte s’ouvrir. La voisine aux lunettes « cul de bouteille » ne lui accorda qu’un bref regard. Il remarqua qu’elle portait une mallette du même genre que la sienne. Elle cala fermement celle-ci sous son bras, inspira profondément, déclencha le chrono de sa montre, ouvrit la porte de l’ascenseur et se précipita à l’intérieur.
2, 1, 0 il posa les pieds en bas des escaliers. La lumière s’éteignit. « Yes! », il leva les bras au ciel. Son cœur cognait dans sa poitrine, il posa ses mains sur ses genoux, le front tout transpirant, il y était enfin. Il se redressa, passa la main dans ses cheveux pour les remettre dans l’ordre. Une bonne douche et un jus de fruits frais me feraient le plus grand bien. Il se baissa pour attraper sa mallette. Pas de mallette. Il avait dû l’oublier à sa porte. Il hurla « PUTAIN ». Il regarda sa montre, 7H25. Il n’aurait jamais son bus. La femme de ménage qui n’était plus là ne pourrait pas remonter la chercher à sa place.
Il se leva, enclencha la minuterie, frotta ses mains sur son pantalon, commença à dénouer sa cravate et remonta tranquillement l’escalier vers son appartement en comptant les marches une à une.
Ce matin encore il serait en retard.

(sur la fin « il dénoua sa cravate », est ce que c’est clair que c’est pour se bander les yeux?)

Ces toc me parlent…. j’aime bien le speed du texte. Pour la présentation du texte j’aurai été à la ligne à chaque heure pour renforcer le staccato. Après le thème de l’année me semble capilo tracté !

Je te réponds là, Justine, je ne peux plus répondre dans la file à la suite de ta nouvelle version.

C’est plutôt chouette, je trouve, ce texte resserré! Reste qu’effectivement, la cravate, je n’ai pas trouvé ça clair que c’était pour se bander les yeux (j’ai pensé à la lecture qu’il avait trop chaud et la défaisait pour respirer)