Texte de Lulu – « Salade de riz, jolie jolie, jolie… » *

Isabelle ne sait plus si c’est le poivron ou le maïs que Ginès n’aime pas.

« C’est le poivron ou le maïs que Ginès n’aime pas ? hurle-t-elle à René qui se rase dans la salle de bains au son du Kashmir de Led Zeppelin

–  Tu vas pas commencer à t’embêter avec leurs manies à tous, ou tu vas devenir dingue ! » lui répond-il sur le même niveau sonore.
–   Oui mais la salade de riz est un plat très fragile. »

C’est vrai : elle peut s’apparenter à la purée informe qu’on vous sert à l’hôpital après une opération de l’appendicite ou pétiller façon champagne, et vous envoyer un repas de famille sur une orbite joyeuse et revigorante.

Tout est dans le mélange de couleurs. Le poivron est précieux, avec ses verts rafraîchissants, ses jaunes éclaboussants, ses rouges passionnants. Ginès adore le poivron (elle s’en souvient maintenant), mais il est le seul ; Pierre ne le digère pas. Comment faire sans poivrons ? Bien sur il y a les olives noires, indispensables pour révéler les autres couleurs (à la grecque, elle les adore). Et les tomates sont merveilleuses aussi, les petites tomates cerises qui amusent les enfants, les cœurs de bœuf si généreuses, il y a même des tomates vertes ! et les grains de maïs, petites boules de bonheur tout jaune. Mais Ginès ne les digère pas. Si elle s’écoutait elle glisserait bien quelques petits piments… Mais bien sur elle ne va pas le faire !
On pourrait évidemment aussi parler du riz pendant des heures. Le riz basmati est bien ; léger, parfumé mais attention, s’il est trop cuit c’est une bouillie infâme ! Le riz complet est parfait sur le plan diététique mais trop long à cuire et un peu bourratif. « Toi et ton riz de hippie », lui disait toujours Théo avant de partir, de partir bien trop loin.
Aujourd’hui ce sera du riz de Camargue.
Une salade de riz parfaite c’est un fourmillement de couleurs palpitantes sur un lit de neige légère et crépitante.
Quel casse tête !

« Tu sais bien que de toute façon ils n’auront déjà plus faim après l’apéro ; tu les gaves toujours trop à l’apéro »

René est rasé de frais et sent bon, Isabelle aurait eu envie de l’embrasser s’il n’avait pas lancé une petite pique dont il a le secret. Il a réussi à la faire douter d’elle même. A-t-elle vraiment trop prévu d’amuse-gueules ? Les garçons ont toujours tellement faim en arrivant. Il en faut tant pour les rassasier. Elle a toujours peur de ne pas y arriver, et finalement René et elle finissent les restes toute la semaine.

« Tu crois que Pierre va amener son chien ? » s’inquiète René.

Quel poème ce chien. Un bébé carlin —adorable ceci dit mais tellement gâté… Le bébé que Pierre et Marianne n’auront pas…

« Non, je ne crois pas. La dernière fois que les enfants de Ginès l’ont fatigué il a dormi pendant trois jours !»

Pourvu qu’Étienne soit de bonne humeur. Quand il est ronchon c’est terrible. Isabelle doit concentrer toute son énergie à maintenir une « impression de beau temps » sur la journée du dimanche. Pour cela elle doit s’appliquer à être comme un océan de tranquillité contagieuse qui se répand sur la famille comme une ondée bienfaisante. Comme c’est fatiguant..

« Théo va tellement me manquer», soupire-t-elle tout haut. « Pourquoi a t il fallu qu’il parte si loin ?»

–  Ah ton p’tit dernier ! » se moque tendrement René, « Il a fallu qu’il parte si loin pour se séparer un peu de toi.. . »

Pour le dessert Isabelle a fait sa spécialité : une mousse au chocolat ! Une pure merveille de mousse au chocolat, rien que du chocolat et des œufs. Pas de beurre, pas de sucre, pas de crème ! Elle réussit bien les desserts en général comme en témoignent les kilos surnuméraires accumulés au fil des années.

« Mais non, tu es très bien comme ça, mon lapin » lui murmure-t-il à l’oreille. Elle ne sait pas si elle doit en être consolée.

La table est mise dehors. Pourvu qu’il ne pleuve pas. Une toile cirée rouge vif, des chaises jaunes et vertes, la vaisselle fleurie. Un bon gros pain de campagne… Une vieille image de pub s’impose à isabelle. Une famille idéale réunie autour de la table du petit déjeuner dans un décor champêtre : papa, maman, et les deux enfants, tous deux aussi blonds qu’on peut l’être. « Le soleil vient de se lever, encore une belle journée », chantonnait une voix féminine sur un refrain indigent. Elle se souvient du regard caustique qu’elle posait sur ces images : moi, jamais ! Et la voilà aujourd’hui, espérant par des stratagèmes dérisoires, un panier en osier, une carafe de porcelaine bleue, créer les conditions d’une journée parfaite en famille. C’est pathétique.

René l’observe depuis son fauteuil, comme passionné par la lecture des derniers résultats de foot.

« Tu as vu l’OM a gagné à Marseille, Ginès a du s’époumoner devant sa télé ! »

Il voit bien tout ce qui traverse les pensées de sa femme. Ils se connaissent depuis si longtemps… Mais comme il ne sait pas quoi lui en dire il entretient une conversation légère et savamment superficielle pour la garder en contact avec lui.

« Il est midi vingt, ils ne vont pas tarder… »

René se prépare au mælstrom qu’est l’arrivée de sa famille : ses trois fils (Théo le plus jeune est absent, parti faire ses études à l’étranger au grand désespoir de sa mère), leur compagne, leurs enfants… leur chien! Lui aimerait autant passer l’après midi sous la couette puis faire une belle promenade dans la campagne, mais Isabelle chérit ses journées de retrouvaille familiale et il chérit Isabelle alors.. .

« Mammie ! Y a Léo il a fait pipi dans la voiture et papa il a crié et maman elle voudrait du sopalin !
– Viens d’abord m’embrasser ma chérie, montre moi comme tu as grandi.
– Mammie ! »

Pauline se love dans les bras d’Isabelle pour un instant de bonheur total qui les comble toutes les deux jusqu’à ce que —mon Dieu est ce possible?— le chien de Pierre et Marianne déboule en aboyant et se mette à tourner en rond entre les chaises.

« Oh non ils ont amené le clebs  » ronchonne Étienne miraculeusement apparu lui aussi.

« Salut m’mam ! Oh ! T’as fait ta salade de riz? T’as mis des p’tits oignons blancs?
– Ah… Non, j’ai oublié.
– Mais non, il est gentil le chien, ne pleure pas mon poussin.
– Je peux t’emprunter une serviette de toilette?
– Oui bien sur. Léo est malade?
– C’est ces virages impossibles. Quelle idée d’ habiter un trou pareil!
– Enfin c’est beau quand même. Tu veux une bière?

Isabelle s’est assise sur le vieux fauteuil en rotin sur lequel elle aime tant boire son thé le matin en retrouvant son jardin. Elle les voit tous, ses enfants, petits enfants, le chien, tourner autour d’elle comme des planètes suivant leur propre trajectoire, et elle sent qu’elle change d’orbite, qu’elle s’éloigne d’eux à toute allure sans ne plus rien contrôler.

La voilà qui se lève, attrape son sac et, dans un silence stupéfait, leur assène :

« Bon ben, mes chéris, je vous aime, vraiment, mais aujourd’hui, la salade de riz, jolie jolie, jolie … J’en ai pas envie. »

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Je crois que le personnage lui même ñ’à pas conscience de sa saturation jusqu’à ce ce que ,sur une impulsion,Elle plaque tout!Le lecteur en sait plus qu’Elle…
Merci pour ce retour encourageant.

J’avais commencé une version où cette femme continue inlassablement à gaver sa famille à trop vouloir la rassasier!Et puis ç’est le: »t’as mis les oignons? »qui a fait tout basculer.Elle sait qu’Elle n’y arriv

Oups…!Elle sait qu’Elle n’y arrivera pas.Il y a plusieurs suites possibles ….à suivre.

Bonsoir Lulu,
Tout d’abord je tiens à saluer la formidable mise en route du texte, très accrocheuse et qui plante d’emblée le décor. C’est efficace!
De mon côté, je n’ai pas bien perçu l’agacement de notre héroïne avant la toute fin du texte et du coup l’effet de surprise était total! Je me suis aussi un peu perdue dans les personnages à l’arrivée des invités ce qui a du participer à ma mauvaise compréhension de son agacement. J’avais du mal à comprendre qui disait quoi à quelques phrases…peut être que du coup ceci explique cela.

Alors j’ai adhéré du début à la fin. Les goûts des uns des autres, orchestrer tout ça depuis des années… »T’as mis les oignons ? » Met le feu aux poudres distillées discrètement presque à son insu depuis qqs temps…

Super texte qui m’a d’abord projeté en saison estivale (recevoir, cuisiner avec les légumes de saison…). J’ai ressenti le stress de cette mère de famille tout au long des préparatifs; son désir de plaire à tous au détriment de son propre plaisir (alors qu’on ne peut satisfaire tout le monde à 100%!!!). Lorsqu’on veut plaire à tous on finit par se déplaire à soi-même!.. J’ai beaucoup aimé la chute qui m’a surpris juste ce qu’il faut!! Il est vrai que la montée en ras-le-bol d’Isabelle est délicate comme le dit Francis, mais peut-être à l’image de sa personnalité (elle accumule sans rien dire et une goutte fait déborder le vase…).

J’ai adoré les couleurs, les saveurs, le poivron… Moi, j’aurai mis le piment de suite ;-). Voilà le portrait d’une Isabelle (une vraie maman) qui ne cherche qu’à nous faire une salade de riz pétillante pour mettre tout ce beau monde en orbite… Faut l’faire quand même! Et ce Robert? Un vrai cliché lui aussi. Les enfants, le chien, tout y est. C’est à la fois drôle, frais et tellement la vie…Un truc genre: La vie est un long fleuve tranquille ou le premier jour du reste de ma vie…
Beau texte, je trouve…

J’ai beaucoup aimé ton texte et ce couple. Elle avec son désir de combler absolument tous les désirs de sa famille dans les moindres détails, et son désir de perfection, pour quoi finalement? Et lui, tout en finesse en pensées et maladroit en paroles. Et puis cette bascule, cette compréhension pas totalement arrivée à la conscience encore, chez elle, soudaine, comme quoi peut-être que non le bonheur ce n’est pas de s’oublier, ce n’est pas extérieur. Un grand bravo

Lulu,

J’ai adoré ton texte, je les aient imaginés, j’étais avec eux mais alors je ne m’attendais pas à cette chute là. C’est bien amené, avec délicatesse comme dit Francis. Je trouve sympa justement cet effet de surprise. Ton texte est coloré, il exprime la vie avec ses bonheurs simples. Sous le personnage d’Isabelle on ressent une vraie fêlure, l’envie de faire plaisir et que personne ne soit oublié. Mais elle s’oublie elle-même au final. La perfection n’est jamais bonne sur la durée. Elle parasite, elle épuise et c’est ce que je ressens dans le personnage d’Isabelle. Un épuisement intérieur qu’elle ne veut surtout pas montrer. Je ne sais pas pourquoi mais quand je lisais ton texte j’y voyais les personnages des films de Guédiguian : Daroussin et Ascaride. Bravo pour ce joli texte estival.

J’ai adoré votre texte sur la dévotion de cette femme et mère qui souhaite contenter tout son petit monde…. en s’oubliant Elle même et du coup… pfffiou elle part brutalement…. bel effet de surprise… Au fur et à mesure du déroulé de ma lecture, je me trouvais plus agacée qu’elle et du coup je ne sais pas où elle part et pour combien de temps mais elle fait bien de prendre l’air… Merci lulu et une dernière chose, la salade de riz jolie jolie… m’a fait éclater de rire car ce sont les mots exacts que j’ai en tête lorsque je prépare une salade de riz!

Merci pour tous vos commentaires!Je pourrais parler des heures d’Isabelle…
Quel beau compliment qu’Elle puisse être un personnage de Guediguian!Merci.