Texte de Melle47 – « À la limite… » *

Tom ouvre les yeux, se redresse dans son lit, son ours en peluche tombe à terre. Il sourit, soupire et retombe sur son oreiller. Ses yeux se referment et, alors que dans le petit appartement familial, le pas furtif de sa mère se fait entendre, Tom essaye de passer en revue ce que sera cette journée foutue d’avance.

***

Hier, vendredi, dans sa classe, une Annabelle pâlotte, blottie dans les bras de sa mère, a dû quitter l’école en vitesse. S’en sont suivi le redouté mail aux parents et le test covid obligatoire du soir. Positif. Un vendredi soir. Veille de son goûter d’anniversaire.
Tom tire la couette par-dessus sa tête. Il déteste Annabelle, tape des pieds sous ses draps, sent la colère monter. C’est mal parti. Déjà, l’an dernier, à peine une semaine avant son anniversaire, le confinement « strict et sévère » avait dit maman, l’avait empêché, lui et ses copains, de faire la fête à la maison.
Hier soir, Maman avait expliqué avec gentillesse en lui caressant doucement la main, qu’on se rattraperait. Mais ça n’avait pas suffi à Tom très, très fâché. Maman avait encore dit que Papa ferait du travail à la maison samedi matin et qu’on fêterait tous les trois son anniversaire au moment du goûter. Que ça serait génial ; qu’il y aurait un bon gâteau au chocolat, son préféré, et puis aussi un beau cadeau. Tom avait haussé les épaules, comme s’il s’en fichait, avant de partir bouder dans sa chambre.

***

« Tom Pouce ? »
Maman ouvre doucement la porte et Tom sort la tête de dessous sa couette.
« Mmmmwouiii. »
Elle s’assied sur le bord du lit et passe doucement la main dans la tignasse ébouriffée du garçon.
« Bon anniversaire, mon chéri. Tu as bien dormi ? »
Elle tend les bras à son fils pour un gros câlin. Comme il grogne dans son cou, elle se dit que ça n’est pas gagné, qu’il est toujours de sale humeur. Mais comme elle le comprend un peu, elle décide qu’aujourd’hui elle fera de son mieux, pour que tout se passe bien.
« Allez, viens, champion. Le p’tit dèj de monsieur est tout prêt. »
Elle sourit, pose un bisou sur sa joue, le chatouille et se lève pour quitter la chambre. Tom sort du lit, enfile ses chaussons préférés, ceux qui font pouïk-pouïk et trottine à grand renfort de grincements jusqu’à la cuisine. La colère est tombée, il a faim tout à coup. Qu’est-ce que maman a préparé ?
Louise sort de la cuisine, agite les bras, lance des « chuts-chuts » aussi sonores que ses « pouïk-pouïk ».
« Papa travaille mon Tom Pouce. Tu sais comment c’est ? PAAAS de bruit, c’est la règle ». Et pour être sûre d’être bien comprise, elle colle un doigt sur sa bouche.
Tom balance le pied droit bien haut et envoie son chausson loin devant dans le couloir, le gauche aussi. Il poursuit son chemin, pieds nus, brutalisant le parquet pour manifester sa contrariété.
Maman lève le regard, fronce les sourcils.
« Toooom… Allez, viens t’asseoir. Regarde ce que je t’ai préparé. Tadam… »
Elle lui montre la table dressée. Le garçon se hausse sur sa chaise. Maman le rapproche de la table, noue sa serviette autour de son cou. Par-dessus son épaule, elle énumère à son oreille, avec une délicatesse alléchante, ce qu’elle a disposé autour de son bol comme si tout cela était un vrai festin.
Tom oublie un instant ses frustrations et gigote, prêt à satisfaire un appétit soudain féroce. Maman souffle, se détend et s’apprête à regagner sa chambre.
« Tu vas où Maman ?
— Je file m’habiller pendant que tu te régales, mon chou.
— Mais, tu restes pas avec moi ?
—  J’ai déjà avalé mon café. Aïe », hésite-t-elle.
« …
—  Je reviens vite »… Et elle file.

Tom saisit un croissant qu’il trempe largement dans son chocolat. Il mâchouille et rumine en silence. Il en veut à Maman de ne pas être restée avec lui. De ne pouvoir commenter joyeusement chaque truc qu’il y a sur cette table et combien il aime. Et puis, le chocolat est froid. Et aussi, maman n’a pas retiré les trottoirs des tartines. Son enthousiasme est retombé. L’ennui le gagne et un Tom qui s’ennuie, c’est un Tom qui emplit l’espace de raffut. Ça commence par la cuillère qui rebondit sur la table, comme un rythme de batterie. Ça se poursuit par une histoire qu’il se raconte. Une discussion qui s’anime de gestes et de rires qu’il s’invente avec un copain imaginaire.
« Dis donc garnement », intervient Louise revenue en vitesse, cheveux en bataille et la brosse à la main. « On n’avait pas dit, Roi du silence nous deux ? »
Le chocolat est passé par-dessus bord, les croûtes de pain sont collées sur la table. Un vrai champ de bataille. Elle ouvre grands les yeux. Ouvre la bouche. La referme.  » Non, ne pas craquer, c’est ce qu’on avait dit aussi « . Elle pose la brosse, essuie la bouche du gamin, le fait descendre de sa chaise et le pousse gentiment.
« File t’habiller, brigand. Maman va mettre un peu d’ordre. »
Tom enfourche son cheval et part au galop.
« Huuue… tagadac, tagadac… »
Il a déjà oublié la consigne « PAAAS de bruits », quand il voit une porte s’ouvrir sur un papa impatient.
« Chut, moussaillon », tente-t-il de se contenir. « Papa est en vidéoconférence ». Il jette un œil irrité à Maman qui accourt toute contrite, chiffon à la main.
Elle attrape son fils par la main, le tire dans sa chambre et referme la porte. Elle fait des efforts pour garder son calme, en ce moment, Tom est difficile. « Les gosses à cet âge le sont toujours », lui répète sa propre mère.
« Bon. On choisirait pas un déguisement pour cette journée toute spéciale ? »
Elle pose les mains sur ses hanches et ajoute :
« Pas celui de cow-boy, hein… Ton cheval est privé de sortie pour toute la matinée… Tu as entendu ton père ? »
Tom baisse le nez… On avait dit « PAAAS de bruits », ça lui revient maintenant. Il croise les bras, se met à bouder, il en a marre, c’est pas chouette du tout cette journée d’anniversaire…
Maman baisse les bras, elle commence aussi à en avoir marre, c’est pas chouette du tout cette journée d’anniversaire.

Toute la matinée se passe ainsi : « PAAAS de bruits », suivis de râlements, de bouderies, de tentatives de conciliations, d’activités astreintes au calme. Pas de sortie non plus, sur l’aire de jeux envahie du samedi matin, pour cause de test positif. À midi, Louise est à bout. Elle a préparé des pâtes au gruyère, comme il aime, avec du jambon. Elle a cédé sur le jus de pomme et propose un yaourt en dessert à un Tom devenu capricieux et colérique.
« Je VEUX du gâteau », insiste Tom grincheux.
« Non. Au goûter. Avec Papa ». Louise se tourne vers le frigo et entonne sèchement.
« Il était un PETIT navire, il était un PETIT navire, qui n’avait JA-JA-JAMAIS navigué, qui n’avait JA-JA-JAMAIS… »
Le silence tombe soudain dans la cuisine.
Quand Maman bourdonne ce refrain, c’est mauvais signe.
Très, très mauvais signe. Tom sait ça…


Photo : cc – Pixabay. 

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C’est déjà fini ?! J’aurais bien aimé que ça continue encore un peu! … Et ce « petit navire  » me fait penser que les chansons de notre enfance ( du moins de la mienne) était pleine d’atrocités incroyables. Je comprends que le petit Tom se sente en danger quand sa mère commence à chanter cette rengaine ! Danger danger …

J’adore ta façon de raconter, c’est plein de vie, les onomatopées sont toujours reines dans des récits et ça leur donne beaucoup de pep’s.
L’histoire est sympa, tout à fait crédible et ce qui est marrant c’est qu’on se met aussi bien à la place de Tom que de son père qui travaille en visio et a besoin d’avoir du silence, et surtout de la mère qui fait tous les efforts du monde pour satisfaire son petit bonhomme. Bref, un texte tout à fait réussi.

Ah mais oui, c’est tout à fait ça ! Tom a eu raison de s’arrêter, cette comptine n’est pas bon signe.
C’est bien mené, la réflexion de l’enfant est très bien rendue.
Vraiment bravo, un régal même si je me surprenais à être tentée de perdre patience, avant Louise 😉

Si je m’accorde sur les compliments adressés à ce texte (toujours ce talent du détail, de la composition des instants minuscules, les coups de caméras ou d’appareil photos toujours justes), je trouve que cela finit un peu abruptement. Sans doute faudrait-il développer davantage (pour une fois) la chute. Soit le dernier paragraphe :
« Il était un PETIT navire, il était un PETIT navire, qui n’avait JA-JA-JAMAIS navigué, qui n’avait JA-JA-JAMAIS… »
Le silence tombe soudain dans la cuisine.
Quand Maman bourdonne ce refrain, c’est mauvais signe.
Très, très mauvais signe. Tom sait ça… »
Décrire plus longuement ce moment. Souligner les implications, le déjà vécu peut-être dans cette situation, le pourquoi cette chanson-là, voire l’amplifier avec les expressions, l’environnement (Tom ressentant qu’il a déclenché un cataclysme, en tout cas c’est vécu par lui ainsi) et montrer en toute fin la posture penaude ou soudain prudente de Tom qui sait qu’il a atteint la limite, pour équilibrer avec l’abondance de détails précédents.
Qu’en pense Melle47 ?

J’ai toujours grand plaisir à retrouver dans les textes de Melle47, et il me semble y retrouver une écriture construite souvent en une sorte de chaud/froid, un oxymore littéraire qui se joue avec nos sens..
Un nounours ? mais il tombe par terre,
Une couette/un oreiller mais tout de suite une grosse colère…
Gros calin/sale humeur…
Des ambiances contrastantes qui nous tiennent dans une texture d’émotions assez complexes…
C’est assez jubilatoire…

Exact. Ce sont les montées et descentes lorsqu’on s’éveille, et que rien ne va. Il y en a qui connaissent cela chaque matin, et ce, toute leur vie :-).

Le vécu bien raconté est source de mille plaisirs. Ce texte de Melle est une fois encore une petite jubilation. On est bien dans la peau de chaque personnage et on sent que ça va tourner vinaigre à cause du « Chut Papa travaille » (on est aussi dans la peau du Papa travaille). J’ai une tendresse particulière pour les chaussons qui font Pouic-Pouic. J’aurais quand même bien aimé savoir ce qui va arriver après le passage de ce petit navire qui n’avait jamais navigué annonciateur d’un tsunami?

Ah les trottoirs des tartines ! Melle47 a l’art de nous faire vivre ces instants minuscules qui remplissent nos vies (avec plus ou moins de bonheur selon les jours !) Et puis cette saleté de Covid qui a gâché le plaisir de nos têtes blondes ou brunes deux années de suite (et pas que les petites têtes…).
C’est un beau texte, ce que j’appelle un texte liqueur, qui se déguste avec lenteur et grand plaisir.
La fin ne m’a pas gênée, je me serais peut-être juste arrêtée à : très très mauvais signe, puisqu’on sait que Tom le sait.
Bravo et merci Melle47 pour ce petit navire.