Texte de Melle47 – « Braver la pluie » *

Un petit souffle chaud me chatouille la nuque. S’ensuit la sensation d’un doigt frôlant avec lenteur mon dos de haut en bas. Ta façon à toi de me réveiller. J’ouvre aussitôt les yeux. Non pas que je dorme encore mais cette sensation me sort de ma torpeur. Comme un signal. C’est l’heure de se lever. Je m’étire longuement, ronronne. Tu souris. J’apprécie la douceur chaude de la couette. Allez, debout… Hier on s’est promis. Départ aux aurores, promenade et levé de soleil sur la plage. L’automne s’annonce tout bientôt. Il faut en profiter…
Je me glisse hors du lit. Faut se dépêcher, le jour n’attendra pas. Jeans, chaussures de marche, t-shirt et sweat léger, il ne fait pas froid. Je passe les doigts dans mes cheveux emmêlés, les entortilles pour en faire un chignon vite fait. Attrape mes lunettes, les pose sur mon nez. Me voilà prête. Toi aussi. Le café, ça sera pour après, avec les croissants tout chauds chopés sur le retour. Je sors, montre mon nez à la voûte endormie. Ici, c’est la campagne. Au-dessus de nous, il fait encore nuit sombre d’un bout à l’autre du ciel. Je sens l’humidité dans l’air. Faut prévoir. J’attrape ma longue veste de pluie suspendue au perroquet dans l’entrée et sors. Je sens ta présence derrière moi. La porte qui claque…

Ma 2CV couleur de désert toussote, démarre. Départ… La vieille guimbarde s’agrippe à la route qui mène à l’océan. J’ai relevé la vitre. Mon regard fixe la route, mon nez s’emplit d’odeurs de pins et de fougères humides. Mes phares, mal réglés, éclairent haut la route. Les quelques véhicules que l’on croise, des chasseurs sans doute, m’éblouissent à leur tour. Faudrait faire arranger ça… Le bleu nuit dense des cieux se dilue. S’étire. La cime noire des arbres se dessine peu à peu. Des gris mélangés, des verts foncés, des marrons feuilles d’automnes se dévoilent, qui viennent rejoindre le vert incertain des bas-côtés, luisants sous les feux de la voiture. La bruine s’est mise à tomber… Doucement d’abord, posant un voile collant sur le pare-brise. Les essuie-glaces ridicules s’animent dans un couinement. Le silence ensommeillé de l’habitacle est rompu. Je baille… La nuit s’en va… Le jour se lève…

Je pouffe. Un vieux souvenir remonte et me voilà à fredonner cette chanson de Brassens que mon père adorait… « Un p’tit coin d’paradis contre un coin d’parapluie, je n’perdais pas au change. Pardi… » Pas besoin de te regarder, je sais que tu te gausses… Haussement d’épaules, deuxième couplet. Je t’entends reprendre le refrain avec moi… La pluie tombe. Je pose mon coude sur la portière, baisse la vitre, la pose sur le bout sur mon bras. L’air qui s’insinue m’envoie une odeur de mouillé qui monte de la terre. J’emplis mes poumons. Toi aussi. Des gouttes pesantes, plus nombreuses, aiguillonnent maintenant la bâche du toit dans un bruit franc de plic-ploc rythmé par les essuie-glaces tous vieux, qui ont bien du mal à dégager la vue. Cet invraisemblable concert coupe toute envie de discussion. Je frissonne, ôte mon coude. La vitre claque sur la portière dans un petit bruit sec de tôle légère. J’exhale un « Flûte, il pleut sacrément », ricane instantanément au : « Ça n’va pas durer » que tu ne vas pas louper de m’rétorquer… Et ça ne dure pas… J’enclenche le clignotant ajoutant un clac-clac tonitruant à l’improbable symphonie. Nous approchons enfin. Les sourcils froncés, les yeux collés au pare-brise, j’inspecte le ciel qui semble s’être noyé dans une masse trompeuse de gris pas tout à fait plomb, pas tout à fait bleu…

Le moteur se tait. Nous nous sommes posés tout au bout de l’immense parking vidé de ses touristes. Seuls, quelques camping-cars aux immatriculations venues d’ailleurs, stationnent paisiblement. Je descends. Enfile ma veste imperméable, remonte la glissière jusqu’en haut. Je sors la capuche, ajuste mon écharpe bleu argent, remonte le col. Renifle. M’ébroue. Ma portière claque. J’entends son écho dans le silence matinal. Je t’imagine t’étirant longuement de l’autre côté du véhicule. C’est comme ça, chaque fois que tu te déplies de ma vieille carriole. J’ouvre le coffre, prends mes bottes de caoutchouc. Sautille en appui sur la voiture, rouspète, les enfile, referme le battant sur mes chaussures de marche. Essuie mes mains trempées sur mes jeans. C’est parti…

La marche est pour nous un moment de solitude partagée. Pas besoin de paroles. C’est affaire de vision toute personnelle, comme une conversation avec soi-même. L’échange viendra après… J’essaye, non pas de faire le vide, c’est juste impossible, mais plutôt de laisser monter en moi un mélange de perceptions animales. Celles, dues au corps qui se met en mouvement et s’échauffe. Et puis aussi, les sons, les odeurs, les couleurs. Laisser son corps se griser de toutes ces sensations envahissantes. C’est bon.

On grimpe, cote à cote… Ma respiration s’adapte à la montée de la dune qui, en retrait, borde la plage. A chaque pas, je crève la surface humide et solide. Instable. Il n’a pas plu assez. Juste sous la croûte fine, c’est sec. Je forme une ribambelle vacillante de petits cratères le long du chemin d’accès à la grande plage. Je tangue, garde l’équilibre, prends mes repères sur ce sable mouvant. Je m’arrête tout en haut. Respire. Tends les bras de chaque côté comme pour embrasser un vent indifférent venu frôler mes joues. Je regarde à gauche, à droite, apprécie l’immensité vide de cette étendue sauvage qui s’étale sur des kilomètres. Le ciel pâle, juste au-dessus de ma tête, si bas que je pourrais presque le toucher, essaye de prendre le dessus sur une couche épaisse et foncée de nuages lourds de pluie. La marée montante roule ses vagues incessantes qui viennent écraser tapageusement sur le rivage des franges d’écume mousseuses. Cahin-caha, je traverse la large bande aux allures de désert et viens raser l’eau de mes bottes. Je bifurque sur la droite, entame ma marche. Océan à gauche. Plage, puis dune à droite. Personne…

Je sens ta présence à mes côtés. Ours solitaire et grognon, mains enfoncées dans les poches, chapeau de pluie vissé sur la tête. Je te connais par cœur… Il pleut de nouveau. De gros grains provoquants nous exhortent à la fuite. J’ajuste ma capuche, tire un peu dessus pour tenter de cacher mes lunettes qui se mouchètent rapidement de larmes de pluie. Je rentre mes mains dans mes manches, sens le tissu imperméable de ma veste se coller à mon sweat trop fin. Se gorger d’eau. Dégouliner. Mon corps emprisonné sous la couche étanche, chauffé par l’effort, est en nage. L’humidité porte à mon nez qui goutte une odeur d’iode. Je passe la langue sur mes lèvres, m’attends presque à y déceler du sel… Le visage et l’âme délavés, je continue d’avancer… Toi aussi… L’association ronflante des vagues unie au chuchotement de l’averse, au gémissement du vent qui se lève, nous isole encore un peu plus dans notre intimité…

Je regarde tantôt mes pieds qui jouent avec le ressac, stoppant parfois pour ramasser un coquillage joli, un morceau de verre poli, un bout de bois flotté à la forme tortueuse que j’enfourne aussitôt dans ma poche inondée. Le sable colle à mes doigts. Mon esprit s’évade, danse sous cette pluie bienfaisante. Une houle de souvenirs au goût tendre, des attentes impérieuses, des pensées tristes et agaçantes, des sentiments de peurs étranges, des pleurs, des rires, défilent dans ma tête oxygénée. S’éclipsent dans le vent salutaire et la pluie qui me libère. Tantôt je relève le nez avec un songe qui s’envole et me ravis de cette plénitude qui m’emplit. J’admire alors, tout au loin, l’océan, le sable et le ciel liés par un rideau à peine perceptible de pluie fine.

On croise, presque au bout du monde, quelques mouettes occupées dans une barbotière. Est-ce toi, est-ce moi qui leur a fait peur ? Elles s’envolent en criant, déployant leurs longues ailes anguleuses sur nos têtes avant d’aller se poser en amont.

J’ai chaud. La marche dans le sable à cet effet là sur les corps. J’ai froid aussi, à cause du vent, de l’humidité collante. Je tremble. Reviens à la réalité. Pense soudain à ton genou qui te fait souffrir. Donne le signal du retour. Demi-tour… Océan à droite. Plage, dune et mouettes à gauche. Ma respiration s’accélère sous l’effort. Mes pas trainent maintenant mon corps fatigué mais heureux. Ça fait bien plus d’une heure que nous crapahutons maintenant. La pluie s’est calmée…

Au bout, là-bas, je m’immobilise une dernière fois, plonge un dernier regard dans l’Atlantique. Le soleil profite d’une trouée pour nous faire un clin d’œil. Ivre, j’envisage déjà la douche, le café, les croissants… Je tourne de dos, il est l’heure de rentrer…

Devant moi : le chemin balisé qui coupe la dune. J’entame ma lente remontée. Juste avant de quitter la bande de sable mouillée je me tourne, comme interpelée par quelque chose qui vient de bondir à mon esprit. Mon œil s’arrête sur l’unique foulée de mes pas. Mon regard voilé d’eau, cherche, se perd, là où je sentais pourtant si fort ta présence. Des larmes roulent sur mes joues, se mêlent à la pluie, meurent sur mes lèvres maintenant salées… Je me retourne, reprends ma marche, souffre dans un soupir : « Pourquoi m’as-tu abandonnée ? ».


Photo : Michael Foley Photography – cc – Visualhunt.com

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Ah Mlle 47, je pressentais quelque chose comme un chagrin à travers la description de cette randonnée, son amour perdu. Description fort bien menée, enfin ce n’est que mon avis, j’y étais 🙂

De très belles descriptions. La plage sous la pluie comme si on y était. Et même si on pressent en effet que le chagrin est là qui rôde, parce que quand même, celui qui est à côté d’elle tout le long du texte est plutôt « inexistant » (je veux dire qu’on sent tout du long un creux), on se laisse prendre à cette balade.
Et alors, l’épisode de la 2CV et de ses merveilleux essuie-glaces ! Souvenirs souvenirs…. Bravo et merci Mlle 47

Je très impressionnée par la précision des descriptions qui happent le lecteur et l’entraînent. La présence de celui qui n’est plus est magnifiquement rendue.

Et moi aussi je reste touchée par la 2CV ! Ma première voiture avec ses vitres qui se soulevaient et ses essuie-glaces qui faisaient ce qu’ils pouvaient!

Un très beau moment de lecture où l’on quitte son fauteuil pour une promenade dynamique.

trés beau rendu de « l’absence » et d’une sorte de soumission à ce constat. beaux mélanges de sentiments, belle gestion de la frustration. on fait le chemin avec eux, avec elle.

C’est vrai, c’est un tableau rempli de détails, nous parlant de l’absence et du chagrin. C’est très fouillé, avec l’ élément eau- pluie, omniprésent qui reflète parfaitement l’état psychologique du personnage. On éprouve de l’empathie, on s’identifie. J’aurais juste aimé qu’une progression nous amène à réaliser qu’elle est seule. A la fin. Et pas dés le départ… Mais c’est plus facile à dire qu’à faire…

Un très beau texte qui décrit avec précision les sensations, les cinq sens (ils y sont tous, c’est rare) + images et rythme… C’est de la très belle dentelle. Contrairement à Eevlys je n’ai pas trouvé que ce soit si clair depuis le début qu’elle soit seule. On la sent accompagnée, au mieux à la deuxième lecture d’une présence, d’un fantôme. Mais c’est ambigü et délicat car on partage vraiment son ressenti entre présence et absence. De même je trouve que la montée à la résolution, à la phrase cri/sanglot (c’est le tableau angoissé de d’Edvard Munch ou bien ?) est parfaitement et précisément menée.

La pluie ici à braver comme le chagrin à braver, la pluie comme rituel souvenir et comme catharsis pour « délaver » comme il est dit le personnage : il y a ici un usage de la pluie qui a un rôle autre qu’être un simple signifiant de la tristesse. La pluie ici est en fait détachée de l’état émotionnel du personnage, détachée de la description d’un monde triste, elle est à mon sens totalement un élément avec lequel rivaliser (à défaut de rituellement le savourer) comme on doit le faire avec les événements de l’existence, voire à utiliser pour avancer dans le deuil de l’histoire passée (à noter en passant que derrière « abandonnée », il n’y a pas forcément une rupture amoureuse, cela peut-être aussi un deuil récent — un abandon ressenti par la personne survivante). Cela ferait, avec un talent de photographie et de mise en scène très acoustique un très beau court métrage entre clairs-obscurs, gros plans et paysages larges et silencieux.

Quel texte magnifique Mlle 47… J’en veux encore 😉 j’ai fait cette randonnée d’un seul trait… c’est beau, émouvant, un film au fil des mots… Merci