Texte de Melle47 – « Se prendre la tête… » *

Marius coupe le contact, fait le tour de la voiture, ouvre la portière et tend la main.
 » Allons-y Zoé, plus vite c’est fait…  »
Il se mort la langue…
« Ben, plus vite c’est fait. Enfin… plus vite c’est installé quoi…  »
Il hausse les épaules, sourit bêtement. Elle attrape la main tendue qui les aide, elle et son gros ventre à s’extirper du véhicule.
Elle avance. La portière claque derrière elle. Un « ting » se fait entendre et le jeune homme grogne en tirant son portable de sa poche. Il s’arrête, jure, tapote une réponse, le rempoche et se dépêche de rattraper une Zoé imperturbable. Il la regarde. Elle est jolie, sa tête de linotte, même avec ses formes toutes en rondeurs. Il glisse sa main dans la sienne et essaie de prendre avec philosophie cette balade obligatoire, organisée par la future maman aux hormones bousculées.

Les portes de la grande surface s’effacent et les voilà entrés dans le temple des temples, spécialiste incontesté de la porte. Cinq mille mètres carrés, uniquement dédiés à la porte. Marius soupire, lâche la main de sa femme, peste. Vraiment, pense-t-il, on est lundi matin, jour de réunion et avec toutes ces portes qui s’alignent devant eux, il a fort peu de chance d’arriver au boulot avant… Pff… Il ferme les yeux, respire un grand coup, sert les mâchoires. Pourquoi a-t-il fallu que Zoé choisisse ce jour-là ?

Marius secoue la tête. Il se souvient de la sélection du gâteau de mariage. C’était hier, lui semble-t-il. Non, mais quelle histoire pour un dessert. Un vrai truc de fille. L’épisode avait duré des heures et lui avait plombé l’estomac pour le reste de la journée. Tout ça pour finir par ne même pas tenir compte de son avis. À coup sûr, cette histoire de porte d’entrée finira exactement pareil. Il s’arrête, pose les mains sur les hanches, balaie l’endroit qu’il trouve très peu avenant, tente de retrouver son calme, la mauvaise humeur le guette tapis derrière toutes ces huisseries.
« Marius… Si tu traînes comme ça, va nous falloir la journée. Grouille. »
Marius abandonne et lui emboîte le pas. Les voilà au seuil de l’allée centrale, le nez en l’air cherchant par où commencer.
« Par ici », annonce Zoé doigt tendu vers la première rangée.
Marius lit : blocs-porte invisibles. Bon, ça ne lui parle pas vraiment mais il faut bien commencer quelque part. Il vire à droite, s’arrête à l’entrée de l’allée et passe la main dans sa tignasse. Des murs de portes à droite, à gauche à vous coller le tournis semblent claquer et se moquer de lui.
« J’hallucine », souffle-t-il…
« …
— Ça m’a tout l’air d’être des portes d’intérieur. C’est pas vraiment ce qu’on cherche, non ?
— Blocs-porte invisibles, blocs portes invisibles », répète Zoé qui caresse toujours son ventre, « ça veut dire quoi exactement ? Peut-être qu’un peu plus loin il y a des portes d’entrées invisibles », pouffe-t-elle. « Viens allons-y, jetons un œil. »
Marius avance. Il marmonne : profils anti-fissures, durable, à peindre, cotes, charnières à doubles articulations. Derrière lui, sa chérie traîne et lit soigneusement chaque étiquette, alors Marius accélère le pas jusqu’au bout de l’allée, nez à droite, opère un stratégique demi-tour et revient vers l’attentive Zoé.
« Non, ici y’a que des portes intérieures, allons voir plus loin ». Il attrape sa main et l’entraîne doucement vers l’allée centrale.
Nouvel arrêt, Marius fait le tour sur lui-même. Personne. Sa montre indique 9:15, pas un vendeur en vue. Il imagine assez, derrière une porte quelconque, une pause-café animée. L’endroit est quasi désert, ça fout les jetons. Il sent la main de Zoé le tirer vers la gauche. Non, pitié, pas tous les rayons. Mais si. Il la suit. Il est encore question de portes intérieures mais celles-là sont moins techniques, plus colorées. Il y en a des vitrées, des pleines, des battantes. Et voilà que ça le reprend, il aurait juré les voir frémir à leur passage… Ting, autre message, nouvel arrêt. Zoé, impassible poursuit sa progression.
« Elle est pas mal celle-là, tu en penses quoi ? Ça serait chouette entre le salon et la cuisine. Comme ça quand je te mijote de bons petits plats … »
Marius n’entend plus. Il fait défiler le texto reçu et s’apprête à répondre.
« Ah non ! »  Zoé qui attendait une réponse s’est retournée. « Mets ça en mode silencieux, sinon on va pas y arriver. »
Marius tapote vite fait quelques mots et rempoche l’objet.
« Tu disais ? »
Zoé reprend son laïus doigt tendu sur le modèle.
« On n’était pas venus chercher une porte d’entrée, nous ?
— Si, mais…
– Écoute ma puce, j’ai du boulot là, on est lundi, tu sais que c’est tendu. Allez viens, ne traînons pas, tu as raison, on choisit la bonne porte, je te dépose à la maison et vous pourrez vous reposer un peu toutes deux. Tu as l’air déjà fatiguée », ajoute-t-il en pointant ses bras enroulés sur son ventre.
Zoé, déçue, se laisse guider. Ils avancent lentement laissant derrière eux les portes en accordéon, les post-formées, les sur-mesure, en bois, en alu, en PVC… Marius regarde loin devant lui ce hangar qui n’en finit pas. Il a soudain chaud. Des gonds geignent à ses oreilles comme des ricanements effrayants. Il se retourne. Le sas d’entrée est loin derrière. Cet entrepôt va les engloutir. Et puis, toujours personne. Pas plus au point information qu’à l’espace conseils.
« Marius, c’est là. J’ai trouvé ». Zoé jubile et disparait loin devant à gauche.
Il se hâte, entrevoit enfin le bout du cauchemar. Soulagé, il pénètre l’espace portes d’entrées pourtant très clairement balisé. Immobile, les bras le long du corps, les épaules affaissées, Marius observe. Jamais il n’aurait imaginé qu’il puisse exister autant de portes d’entrées et c’est reparti pour un tour. Les portes d’entrées d’appartements, de service, de pavillons, à volets roulants et autres dansent tout à coup, à droite, à gauche, comme pour mieux l’aguicher. Zoé joue avec elles, les ouvre, les ferme, les commente. Les ting-ting-ting se succèdent au fond de sa poche, Marius n’en peut plus, il faut qu’il sorte de là. Il interpelle sa compagne tout en reculant.
« Écoute Zoé, il faut que j’y aille, là ». Il montre la sortie, agite les bras. Ils ont une urgence, on m’attend.
Elle l’a suivi, les yeux pleins d’interrogations et les voilà de nouveau dans l’allée centrale, pratiquement à l’autre bout du hangar. Le jeune homme regarde son portable, regarde sa femme se dirige vers la sortie à grands pas. Il se retourne pour ajouter qu’il lui fait confiance, qu’elle n’a qu’à choisir, prendre un taxi pour rentrer. Il n’ose imaginer à quelle porte il devra faire face ce soir en rentrant chez lui. Il court. Se retourne une dernière fois pour ajouter qu’il l’aime, si bien qu’il ne voit pas le laveur de carreaux qui sifflote de l’autre côté de la baie verrouillée et se prend la porte en pleine figure.


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Une histoire qui sentirait presque le vécu si je ne connaissais ton imagination débordante et ton humour. En tout cas j’ai apprécié ta façon de décrire les relations entre ces deux là, c’est tout en finesse, on sent bien les sentiments qui unissent ce jeune couple, malgré le léger agacement du mari pressé par le travail qui l’attend. La chute est clownesque, et clôt humoristiquement ce récit bien mené .

Ce pauvre Marius fait de la peine tant il est coincé entre son désir de faire plaisir, son boulot qui se rappelle à lui à tout moment et ces portes si ennuyeuses. ( J’ai bien aimé leurs descriptions si proches de personnages en chair et en os . Elles dansent, elles se moquent, ricanent…) J’ai bien aimé la chute aussi !
Je me demande juste combien de temps vous avez passé chez Casto à prendre des notes avant de laisser aller votre plume…

Comme Brix en lisant, j’imaginais Melle47 épluchant les catalogues de portes en ligne pour ne pas en oublier, et cela m’amusait beaucoup de me dire que finalement elle vivait ce qu’elle infligeait à son personnage. C’est une nouvelle que j’ai adoré : c’est drôle, hyper bien construit, plein de détails pour coller au réel. Il y a une progression, une tension, et ce talent de Melle47 pour décrire — je pense à d’autres textes écrits jadis : un footing dans un parc, une balade en bord de mer, et tant d’autres — des actions en flux en les étirant tout en gardant le rythme, et en ajoutant une kyrielle de détails les rendant concrètes, visuelles. Les dialogues sont justes et suffisants pour brosser les relations du couple et la pression féminine agacée sur la réticence masculine à se perdre dans les magasins est très bien rendue. Le magasin est labyrinthique à souhait. C’est de la dentelle.
L’abondance d’appels du bureau (mais comme je lis les premières fois en étant très analytique, je cherche par réflexe tout de suite à trouver vers quelle chute va le texte) me faisait subodorer une panique au boulot lors de laquelle les collègues le prévenaient qu’il venait d’être viré, qu’il « prenait la porte », ce qu’il allait devoir annoncer à son épouse. Melle47 a décidé de la lui mettre en pleine poire. C’est très bien comme cela. Du coup, je me suis dit qu’il y avait d’autres chutes avec portes possibles (par ex : le magasin ferme et les bloque ; on leur propose pour avoir le modèle ou une promo de revenir aux portes ouvertes et Marius se désespère ; que sais-je), toutes aussi intéressantes parce pour ce texte que la jubilation est dans le déroulé, davantage que dans la chute. Bravo.

Super ce texte ! On déambule avec Marius et Zoé au milieu de toutes ces portes. Tout est bien décrit, avec finesse et humour, c’est superbe ! Comme d’hab…

Je rejoins les commentaires précédents. Je me suis régalée, merci Mlle 47 pour ce moment de lecture. Une réussite,…mais bon, pas une nouveauté te concernant 😉

Excellent! J’aime ce labyrinthe de portes, stressant, à vous tournebouler votre lundi matin, ce dédale où le couple semble courir à sa perte. Et la chute. Très inattendue. Comme Francis je m’attendais à ce que Marius soit mis à la porte pour avoir erré entre les portes. Bravo.