« Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches. Et on va voir ensemble quels souvenirs tout cela va vous évoquer. » Amelie la jeune animatrice de la maison de retraite vida son panier sur la table ronde en mauvaise imitation bois. Une poignée de personnes âgées était installée autour, l’oeil vaguement intéressé. Sauf Marcelle, qui tirait la tronche. On était en plein été et Amélie n’avait pas lésiné sur la quantité : la table étaient maintenant entièrement recouverte d’abricots, de fruits rouges, de tournesols et de nombreux autres végétaux. Des mains tremblotantes, et pas seulement à cause de l’émotion, s’approchèrent timidement. Plusieurs minutes s’écoulèrent en silence pendant que les doigts exploraient, saisissaient, palpaient tout ce qu’Amélie avait amené. Puis chacun ramena ses mains sur le bord de la table. La jeune femme attendit que les souvenirs remontent doucement à la surface. Pierre parla le premier. Il avait tout suite repéré les tournesols. Il y en avait un plein champs derrière sa maison. Il aimait regarder le linge qui séchait et claquait au vent avec les tournesols au second plan pendant qu’il prenait le café à l’ombre avec son épouse. Sa douce Marie qui était partie l’année dernière. Il était toujours ébloui par le tranchant du jaune des pétales sur le bleu du ciel d’août. Quelques sourires commencèrent à rajeunir un peu les visages lorsque Pierre s’arrêta de raconter. Amélie se dit qu’elle avait eu une bonne idée. Sauf pour Marcelle, évidemment. Rose tendit alors le bras et saisit une quetsche qu’elle porta à son nez. Elle ferma les yeux et se mit à évoquer les confitures de sa mère. L’odeur de prune emplissait alors la maison et débordait dans le jardin par les fenêtres ouvertes. Rose fit tournoyer son bras comme lorsqu’elle brassait le mélange enivrant dans la marmite de cuivre. Sa mère lui expliquait qu’on appelait aussi ce fruit la prune de Damas. Et la petite Rose pensait toujours au désert et à Lawrence d’Arabie. Le secret de sa famille, que Rose confia au petit groupe, c’était de rajouter quelques tranches de citron qu’on laissait confire dans le mélange. Et c’était toujours avec une petite pointe d’excitation que Rose se demandait si la cuillerée qu’elle allait ensuite étaler sur sa tartine allait contenir la délicieuse douceur acide d’une tranche de citron confite perdue dans la confiture.

C’est alors que Jeanne prit la parole. Jeanne parlait peu et Jeanne parlait mal. Il n’y en avait pas sur la table mais tout cela lui rappela soudain le vent qui faisait chanter les feuilles des charmes qui bordaient la route près de chez elle. Elle l’empruntait souvent pour aller à la rivière avec son amoureux de l’époque. Elle ne savait plus comment il s’appelait mais elle se souvenait précisément de la chanson du vent quand elle le rejoignait le cœur battant dans la moiteur étouffante des après-midi d’été. Elle raconta avec sa parole bricolée ce qui resterait pour elle le tube de l’été : la musique du vent dans les feuilles des charmes. Mais elle garda pour elle le souvenir ému des caresses et des baisers qui venait juste de remonter. Elle le laissa palpiter dans sa tête comme un petit trésor en fermant les yeux.

Amélie les regarda tous. Elle avait réussi à leur rappeler que l’été n’était pas forcément synonyme de « vigilance canicule ». Sauf pour Marcelle, qui ne disait rien, ne regardait personne et semblait s’ennuyer profondément. Marcelle était la seule qui avait toute sa tête mais elle était bloquée sur une chaise roulante. Tout le contraire des trois autres. Elle venait toujours aux animations que proposait Amélie mais ne participait jamais. Enfin si, une fois elle leur avait dit que eux c’était leurs têtes qui étaient en fauteuil roulant. Ca n’avait pas vraiment été bien accueilli. Forcément.

Puis l’animatrice leur signala la fin de l’atelier. Chacun repartit vers sa chambre et Amélie vers son petit bureau du deuxième étage.

Marcelle approcha son poing fermé de son visage tandis qu’une aide soignante la raccompagnait. Elle inspira fort et laissa l’odeur acide et forte du grain de cassis qu’elle avait chipé lui secouer la mémoire. Elle se rappela cet après-midi d’été où sa grand-mère et elle avaient fait tomber une bouteille de liqueur de cassis sur le sol du petit salon. L’odeur forte avait alors envahie la pièce et elles avaient tout nettoyé en rigolant bruyamment car la tête leur tournait un peu avec les vapeurs de l’alcool. Alors Marcelle, en s’assurant bien que personne ne pouvait la voir, se mit à sourire. Imperceptiblement.


Par Pily80