« Quand je serai grand, je serai arbre. »

Maman a encore levé les yeux au ciel. Enfin, au plafond, parce qu’on ne voit pas le ciel quand on regarde en l’air dans la cuisine. Elle a dit : « Ça n’a ni queue ni tête, Tom ! ». Évidemment que ça n’a ni queue ni tête, un arbre. Enfin si, on peut considérer que les plus hautes branches sont la tête de l’arbre, mais la queue, ça, je vois pas. Mais c’est normal, c’est parce que « ni queue ni tête » c’est une expression imagée. Ça veut dire que ça n’a pas de sens, et même que c’est un peu stupide. Moi, je trouve que ce sont les expressions imagées qui sont un peu stupides, parce que bon, techniquement, « être sur son 31 par exemple, ou « tomber dans les pommes », ça, ça n’a pas de sens… « Tom, tu ne peux pas être un arbre, on en a déjà parlé… » me re-dit Maman en soupirant.

Tom, c’est moi. Si on le dit en langage d’avion, ça fait Tango – Oscar – Mike. Le tango c’est une danse. Ça bouge. On compte les temps pour mettre les pieds dessus : 1, 2, 3 et 4. Moi j’aime bien danser, mais j’aime que les slows, sinon ça va trop vite.


J’aime bien parler en langage d’avion aussi. Je dis ça mais ce ne sont pas les avions qui parlent, bien sûr, ce sont les gens qui sont dans l’avion et dans la tour de contrôle qui utilisent les mots à la place des lettres pour être sûr de bien se comprendre, sinon ça peut faire des accidents et des catastrophes et tout. C’est l’alphabet radio international, et c’est l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale qui a décidé un jour que, hop, les gens des avions il parleraient comme ça. Moi j’aime bien l’idée que tu prends le temps de dire des mots à la place des lettres, parce que les avions ça va quand même super vite, mais là, paf, à un moment, les pilotes ils sont obligés de ralentir, ça fait comme une parenthèse de calme dans la vitesse (une parenthèse de calme, ça aussi c’est une expression imagée, parce que dans la vraie vie on ne peut pas mettre de vraies parenthèses comme dans les textes), comme un moment-statue dans un monde qui bouge tout le temps.

Mais même les vrais moments-statue, ça n’existe pas, parce que la planète, elle tourne sur elle- même (1670 kilomètre à l’heure) et elle tourne autour du soleil (107 460 kilomètres à l’heure). Du coup, même quand on ne bouge pas du tout, qu’on est parfaitement immobile, ben on bouge quand même. Et alors moi, je me suis dit que si on veut vraiment être parfaitement parfaitement immobile, il faudrait faire la statue dans un avion qui va super super vite dans le sens contraire de la rotation de la planète terre, comme ça ça annulerait les mouvements. Sauf que pour ça, faudrait un avion qui va tellement vite que je ne pense pas que c’est possible. Y’a que Superman qui pourrait le faire, s’il existait. Surtout qu’en plus le système solaire se déplace à 2000 kilomètre à l’heure dans un nuage interstellaire, alors ça commence à devenir vraiment compliqué de savoir dans quel sens il faut voler, et à quelle vitesse, pour être tout à fait parfaitement immobile…

Et puis même. J’ai réfléchi et en fait, réfléchir, c’est faire circuler des « informations neuronales » dans notre cerveau. Si ça circule, c’est que ça bouge. Les pensées, c’est comme du mouvement dans la tête. Alors à moins de s’arrêter de penser, on ne peut même pas être immobile à l’intérieur de soi. Je ne sais pas si on peut essayer d’annuler les mouvements de pensée en bougeant sa tête très vite, parce que je ne sais pas dans quel sens elles bougent, les idées, ni à quelle vitesse. Peut-être qu’elles vont encore plus vite que le son (340,29 mètres par seconde ) ? Ou même que la lumière (299 792 458 mètres par seconde) ?


Ça donne un peu le tournis quand on y pense…

Et moi j’arrive pas à arrêter de penser.
En fait, c’est pas possible la vraie vraie immobilité.

C’est pour ça que faire la statue sur place, comme un arbre, c’est déjà pas si mal. Et puis un arbre, ça pense pas. Enfin, je crois pas. Ça doit être chouette, de pas penser, des fois…

Alors moi, quand je serai grand, je serai arbre.

Je l’ai redit à Maman pendant qu’elle rangeait les verres dans le lave-vaisselle, mais en chuchotant lentement à son oreille. Quand on dit les choses doucement, un peu comme des mots-statues, ça s’installe mieux dans la tête, je trouve. Maman a soupiré, mais un soupir gentil, ceux qui vont avec les bisous, pas un soupir de « Oh tu m’énerves ! ». Un soupir tout doux, comme le vent dans les branches.

Quand je serai grand, je serai arbre à soupirs de bisous, même.

par Sécotine 
Sur mon blog (oui, j’ai un blog, ça arrive à des gens bien), je me définis comme « orthophoniste, bidouilliste, écologiste, féministe et autre trucs en -iste, mais pas triste ». Ce n’est pas totalement éloigné de la réalité, être plus honnête aurait été moins vendeur. Ceci dit, je ne suis pas à vendre, sauf à coup de fraises tagada et de tarte au maroilles, mais pas les deux en même temps, faut pas pousser.