Texte de Zazie 6454 – « Partir en fumée » *

Geneviève
« Geneviève, je pars chercher des cigares », a crié Henry, – avec un y mon mari y tient beaucoup – avant de claquer la porte. Et depuis plus de nouvelles… Évidemment, j’ai tenté de l’appeler sur son portable, mais il l’a oublié dans les toilettes ! Cela fait maintenant trois jours qu’il est parti. Croyez-vous que je devrais m’inquiéter Monsieur l’Inspecteur ?… Commissaire, excusez-moi.
S’il l’avait l’habitude de s’absenter sans raison de la maison ? Mais absolument pas, rendez-vous compte, nous sommes mariés depuis soixante deux ans. Nous formons un joli vieux couple, vous savez, tous nos amis – enfin ceux qui sont encore de ce monde – s’étonnent, j’avoue que je n’ai jamais bien compris pourquoi, et s’émerveillent de notre longévité… surtout matrimoniale. Je ne comprends pas, je ne comprends pas. S’il avait été enlevé, j’aurais dû recevoir une demande de rançon, vous savez, comme dans les films policiers avec cet acteur, qui chante qui sait tout mais qui ne sait rien… Attendez, ça me revient, Jean Gadin ! Quoi ? Gabin avec un b comme Bourrel…Voyons, où en étais-je ?
Si votre collègue pouvait articuler au lieu de baragouiner dans sa barbe qu’il n’a pas bien taillée… Disputés ? Avec Henry ? Mais jamais de la vie ! Notre dernière dispute remonte à dix ans mais cela n’a vraiment rien à voir avec sa soudaine disparition, pensez donc, je lui avais juste demandé de cesser de fumer ses cigares dans le salon, outre l’odeur pestilentielle, il n’arrêtait pas de trouer le tapis avec les cendres qui tombaient. Donc depuis, il a le droit de fumer uniquement dans le petit cagibi, sous l’escalier. Regardez, je l’ai décoré avec un joli poster.
Comment ? Parlez-un peu plus fort je vous prie. S’il était malade ? Ne me faites pas rire, j’ai mon dentier qui va se décrocher, mon Henry, avec un y mon mari y… – ah je vous l’ai déjà dit ? – il est fort comme un Turc malgré ses quatre-vingt dix ans, enfin il les aura dans deux jours. Chaque matin, il marche dix kilomètres, avec son déambulateur – il y a posé un compteur de pas, ingénieux non ?, et il ne prend jamais l’ascenseur pour arriver à notre deuxième étage, il a un cœur de jeune homme et pour le reste… Pardonnez-moi je rougis comme une jeune fille, il est encore bien vigoureux, mon Henry ! Mais bon sang pourquoi n’est-il pas rentré ? Je me suis mise à imaginer qu’il avait eu un accident sur le chemin du bureau de tabac, certes il a bon pied, mais pour l’œil c’est autre chose ! Comme j’ai moi-même un léger défaut d’acoustique, j’ai demandé à ma voisine, Odette, enfin Madame PICARD d’appeler les hôpitaux, les cliniques, le SAMU, et tout le bastringue. Bernique, pas plus d’Henry que de beurre en broche.
D’un côté c’est rassurant mais d’un autre, non. Alors, sur les conseils avisés du mari d’Odette, Dédé – il est un peu de votre Maison, il était garde du corps Dédé, je fais appel à vous Monsieur l’Inspec… Commissaire pour que vous le retrouviez mon Henry.
Oui, oui je vous donne une photo récente de mon mari… Tenez, c’était à notre mariage. Je vous assure, il n’a pas changé tant que ça, les dents peut-être…Il y a belle lurette que ce ne sont plus les siennes ! Enfin, ne soyez pas têtu jeune homme, je vous dis qu’il n’a pas changé. Là !
Commissaire, je compte sur vous pour me ramener mon Henry très vite, n’est-ce pas ? Dites-lui que sa petite Ginou est morte d’inquiétude, enfin presque !

Henry
Jeune homme, veuillez lâcher mon déambulateur s’il vous plaît, je ne suis pas un vieillard ! Regardez, son compteur affiche 212 614 pas, ça vous épate hein ! Je suis bien certain que je suis en meilleure forme que vous ! Voilà garez-le devant la porte du Bureau du Commissaire. Merci. Et surveillez-le, faudrait pas qu’on me le chaparde !
Je n’ai vraiment pas de chance, j’étais à deux doigts de réussir ! Dire que j’avais minutieusement préparé ma grande évasion. Mais bien sûr que nous allons en venir aux faits, rien qu’aux faits, Monsieur le Commissaire. Par où commencer ? J’ai toujours aimé fumer le cigare, modérément bien sûr mais régulièrement. Imaginez ces senteurs fruitées, végétales, florales, même anima… Oui d’accord je vais à l’essentiel. Bref le cigare c’est ma grande passion avec le cognac, l’armagnac, la mira… mais là je m’égare ! Durant toutes ces très longues années, Geneviève, ma femme, m’a laissé à peu près tranquille avec mes cigares. Et puis le jour de mes quatre-vingts ans, je ne sais pas ce qu’il lui a pris, elle a décidé unilatéralement, vous m’entendez, unilatéralement, que je ne pourrai plus fumer dans le salon, ni ailleurs du reste ! Comme ça d’un claquement de dents ! J’ai eu beau me révolter, la menaçant de ma canne, de ne plus jamais lui parler – entre nous, maigre punition puisqu’elle est dure de la feuille Geneviève !-, de faire la grève du sexe. Pourquoi souriez-vous bêtement jeune homme ? Rien n’y fit. Pourtant, me voyant vraiment désespéré et sans doute prise de remords -me dit-elle- mais à mon avis, c’est le spectre de la grève si vous voyez ce à quoi je fais allusion Monsieur le Commissaire… Elle m’octroie un endroit, un seul qui fera office de fumoir : le cagibi en-dessous de l’escalier. Quelle peau de vache, je ne vous le fais pas dire ! Durant dix ans, j’ai rongé mon frein et préparé ma sortie définitive, de sa vie. Le jour de mon anniversaire. Aujourd’hui quoi.
Oui, oui je pars chercher mes cigares, Geneviève mais à Cuba ! Et je fumerai des Havanes, des Diplomaticos, des Bolivars gros comme des barreaux de chaises, que de plantureuses Cubaines auront roulés sur leurs cuisses. Je passerai mes journées à faire des ronds de fumée sous un palmier face à l’Océan. Et là je repenserai à ce poster de la Havane que tu avais punaisé dans ce foutu cagibi où je me répétais « un jour j’irai chercher mes cigares à Cuba ». Et puis la suite vous la connaissez Monsieur le commissaire, quatre jours pour aller à l’aéroport, oui jeune homme d’accord, j’aurais dû motoriser mon déambulateur. Et arrivé au comptoir pour embarquer pour La Havane, impossible de remettre la main sur mon passeport, j’avais bien mon billet à la main, j’ai tenté d’attendrir l’hôtesse de l’air, de prendre mon air de vieux chien battu et puis voyant que rien ne marchait, je me suis jeté de tout mon poids sur le tapis des bagages… avec mon déambulateur. Tout s’est arrêté net, une sirène a retenti. La police est arrivée et me voilà devant vous. Dites Commissaire, vous pourriez me donner un de vos cigares avant de me ramener chez moi ?


Photo : Daniel Páscoa – Unsplash
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Ah ah  » mon dentier qui va se décrocher » ! Quel sacré bon moment ! Merci ! Super bien mené, joyeux, visuel, des personnages décalés. Bravo pour ton texte, Zazie, il me donne envie de danser la gigue 😉
Des images, du rire, une touche sentimentale (elle l’aime son Henry).
La scène sur le tapis de l’aéroport, J’aurais adoré voir
Et la tête du commissaire aussi…le pauvre
Top ! Bravo !

Je partage l’avis de Khea! Ils sont craquants ces deux personnages! Un très bon moment!

C’est vrai qu’ils sont craquants tes petits vieux. Leurs tribulations aussi…
L’idée du dialogue à une personne en revanche rend le récit un peu lourd, compact… A mon avis! Une petite réflexion/question du brave commissaire (qu’on devine clairement excédé) lui aurait donné un peu de consistance et au texte, un peu de légèreté. Pauvre homme, il n’aura pas volé son week-end 😉

Jubilatoire !
Au début, j’ai cru à un coup de fil entre Geneviève et le commissaire. Mais ça marche de toute façon…
Le rythme super enlevé, l’humour à foison, les deux personnages, très bien campés, et on est embarqué !!!
Après « Geneviève », et « Henry » (un peu plus court peut-être), j’aurais adoré « Geneviève et Henry ». Assister à leurs retrouvailles… et voir Henry fumer au milieu du salon. Et s’il offrait un cigare à sa femme, en guise de réconciliation ? 😉

J’ai bien aimé ce texte. C’est plein d’humour (j’ai particulièrement apprécié la photo « récente » d’Henry qui date de leur mariage). Des clins d’yeux (?) à la vieillesse, mais une vieillesse encore bien alerte et qui ne se laisse pas faire. Ce sont deux exquis personnages, même si on s’aperçoit que ce »joli vieux couple » est assez décalé dans ses attentes et ses ressentis respectifs.
J’aurais aimé voir le commissaire apparaître davantage, sous forme d’une petite remarque caustique de l’auteure peut-être ? Car un dialogue aurait cassé le rythme de cette histoire aussi efficace que le déambulateur !
Bravo !

Les personnages sont juste « exquis »… un couple dinosaure comme il n’en existe plus beaucoup Et au bout de tout ce temps on décide encore de prendre la poudre d’escampette… j’ai souri tout au long de la lecture, très agréable. J’aurai aime aussi avoir qq mots sur les retrouvailles de Henry et Geneviève