Texte d’Eevlys – « Mauvaises » *

Je suis restée muette. Une main dans la chevelure de Mme Andrée, l’autre refermée sur mon peigne.
« Mais vous ne m’aviez jamais dit que vous aviez un mari ? »
Je reste perplexe. En réalité, je n’en reviens pas… Depuis le temps que je viens chez elle, cette vieille peau ne m’a jamais rien dit !
« Eh bien si, ma p‘tite. Il est toujours présent ». Puis elle rajoute d’un ton faussement pathétique « Mais il ne quitte plus la chambre ».
Merde, voilà ça explique pourquoi je ne le vois jamais. Un lit médicalisé, à tous les coups… J’ai horreur de ça. Et c’est pour ça que je ne l’ai jamais rencontré. Moi, je ne connais que les cuisines ou les salles de bain. Je suis coiffeuse. Aide soignante, ça j’aurais jamais pu.
Mme Andrée se redresse et se tourne vers moi, tandis que je démêle ses cheveux, gris, filasses, informes et qui puent la fumée de cigarette. Curieusement, son air affecté l’a soudainement quittée, remplacé par une prétention mal dissimulée.
« Quand vous aurez fini ma p’tite » Va t-elle un jour arrêter de m’appeler ma p’tite ? « …Tout à l’heure, je vous le présenterai. »
J’ouvre la bouche mais ne sais que répondre. Ah non, par pitié pas ça ! Je préfère encore les albums photos. Me taper tous les portraits de famille, ça je suis habituée. Les enfants, les fêtes, les vacances. Je sais m’extasier tout en regardant l’heure. Discrètement. Même rester pour un infâme thé Lipton, je suis capable de le faire. Et avec le sourire. Mais pas les lits médicalisés !
Certains vont en tirer une théorie. C’est sans doute parce que je me retrouve devant l’image de ma propre déchéance future. Stop ! C‘est pas ça du tout. J’aime pas les vieux, j’aime pas les malades, ni les handicapés, ni les pauvres. Voilà c’est tout. C’est comme ça.
« Aïe ! Attention ma p‘tite, un peu de douceur ! » Faut que je me reprenne là. Je stresse, et quand je stresse je fais n’importe quoi. Je vais lui arracher la tête si je continue à malaxer son pauvre crâne presque chauve avec mes doigts plein de shampoing. Manquerait plus que je l’ébouillante.
« Je ne vous ai jamais parlé de mon mari ? J’en ai pourtant des choses à raconter… »
Ça y est, c’est parti…
Dans une petite demi-heure, j’aurai fini. Elle me montrera son homme, et je serai dans le secret des dieux. Ensuite, au revoir Mme Andrée, au revoir le lit médicalisé et le mari grabataire sans doute recroquevillé tout au fond.
Mais je me demande quand même à quoi peut ressembler ce bonhomme. Et puis qu’ai je fait aujourd’hui pour avoir l’ultime honneur de faire sa connaissance ? Ou que n’ai je pas fait plutôt ?
Mme Andrée mariée. Quel homme a bien pu accepter d’unir sa destinée à celle de cette… sorcière ? Si si. Elle a tout d’une sorcière ! Je n’invente rien. Ses enfants ne veulent même plus venir la voir. Normal, sa seule préoccupation les concernant c’est : comment faire pour les déshériter ? Elle a déjà fait le tour de tous les notaires de la ville. Sans résultat à son grand regret. De plus, elle dégoise sur tous ses voisins, les surveille sans jamais s’en cacher, les critiques quoiqu’ils fassent. Et jamais d’amis à la maison… Jamais d’amis tout court.
Allez hop, on rince.
« C’est pas trop chaud ? »
Même si c’est chaud, faudra faire avec…
Il doit être tout petit son mari à force de se tasser pour se faire oublier. Et je suis sûre qu’il devait raser les murs avant d’être perdu au fond de son lit. Et toujours répondre « oui ma biche » en baissant les yeux. Ah, il doit s’en mordre les doigts d’avoir signé pour perpèt.
J’ai toujours connu Mme Andrée tyrannique. Elle était directrice d’école. Mais était-elle déjà tyrannique avant d’être directrice ou le contraire ? Ce qui est sûr c’est que ça n’a pas dû être drôle tous les jours, ni pour les gamins, ni pour les instits. Les mômes doivent encore la voir errer dans leurs pires cauchemars. Son béret bleu pétrole vissé sur la tête et sa canne martelant le sol au rythme de son pas quasi militaire !
Je coupe mais il n’y a rien à couper. Ses cheveux sont courts, il n’en reste pas des masses, et en plus je viens souvent. Alors je fais semblant..
« Dites-moi, ma p’tite » dit-elle soudain « c’est pour aujourd’hui ou pour demain? Parce-que vous en mettez du temps. Déjà que vous n’êtes pas arrivée à l’heure ».
Et vlan prends ça dans les dents !
J’aurais dû être toiletteuse. Je l’aurais enchainé bien serré. Je l’aurais muselée et elle aurait alors été réduite à l’incapacité totale de râler, de se plaindre ou de déblatérer contre le monde entier. J’imagine déjà avec délice son œil fou et la bave s’écoulant le long de ses vieux crocs branlants. Jouissif, non ?
« C’est bon, j’ai fini » Comme je suis paraît-il trop longue elle ne veut pas de brushing et me pousse délibérément pour attraper une de ses cigarettes.
Elle restera avec ses cheveux mouillés !
Ses clopes et son whisky. C’est à ça qu’elle carbure la sorcière à plus de 80 balais ! Et ça à l’air de drôlement bien marcher. Je vais sérieusement penser à m’y mettre.
Je remballe mon séchoir et range rapidement mes ciseaux avant d’être tenté de les utiliser à mauvais escient. Qu’elle me paie ! J’attends le signal.
« Comme d’habitude ma p’tite, dans le tiroir ! »
Et oui, parce qu’elle fait partie de ses gens qui sont incapable de me rétribuer de manière franche et honnête. Ils ne vont quand même pas me remercier !
Et au fond du tiroir, les billets abondent… Je suis bien tentée…  Cas de conscience.
Ce que ces gens m’insupportent. Le contact de leur fiel et de leur venin m’emporte du côté obscur. Et je crois qu’à force de subir leurs jérémiades séniles, leurs récriminations perpétuelles, j’ai pris le parti de devenir comme eux… Mauvaise.
Mais déjà Mme Andrée m’interpelle. « Suivez-moi ma p’tite, il est dans la chambre». Elle a déjà enfoncé son béret sur ses cheveux encore humides et me précède de son pas encore bien assuré pour son grand âge. Car il faut bien en convenir, sa canne ne lui sert à rien ,mais elle est persuadée qu’elle lui donne une telle prestance…
« Et c’est quoi son petit nom, à votre mari ? » Que je sache comment l’appeler quand il tendra vers moi son bras décharné et sans doute perfusé. Je sens déjà l’odeur infecte des antiseptiques et je vais avoir droit à la vision du haricot jauni et à peine nettoyé.
« Lucien ! »
Elle a dit Lucien comme si elle allait vomir. Pourquoi ai-je accepté ? Il va me dévisager avec stupeur quand il me verra arriver. Je tente un « peut-être qu’il dort, on devrait … » Mais la porte s’ouvre déjà sur la chambre tout aussi mal agencée que le reste de la maison. Et je ne vois rien. Il est où ce lit médicalisé tant redouté ? Et il est où Lucien ?
Alors, je me tourne vers elle et suis son regard…

La journée n’a pas été si mauvaise que ça en fait. On a peut-être même un point commun avec Mme Andrée, comme une même vision du monde. Car son œil, moqueur est dirigé vers la cheminée en stuc qui n’a jamais servi et sur cette cheminée, il y a Lucien. Mais un Lucien réduit en cendre, et enfermé à tout jamais à l’intérieur d’une splendide urne funéraire.


Photographie : Jo_Johnston – cc- Pixabay

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Eevlys je trouve le texte sarcastique plus que cocasse… Les deux font la paire peut-être, toujours est-il que ce texte est rondement mené… Merci pour cette lecture

Je me suis demandée comment Eevlys allait nous mettre du cocasse dans la vie, elle qui nous peint toujours des personnages ambigus, des situations un peu fantastiques, glauques, un univers particulier. Le texte me paraît plus que sarcastique : elle est cruelle cette coiffeuse, dans son approche de la vie, des gens, mais elle a au moins le mérite de la franchise ! Elle dit elle-même que les gens l’entraînent du côté obscur et là c’est très prégnant. Pour moi, le cocasse, c’est l’urne sur la cheminée. Tout le cinéma qu’elle se fait avant de « voir » Lucien, c’est bien vu et bien mené. Et l’œil moqueur de Mme Andrée en rajoute une couche.
Elle aurait peut-être intérêt à changer de métier la nana ?
Merci Eevlys.

J’ai pris beaucoup de plaisir à cette Battle de portraits et notamment la furieuse Mme Andrée que j’ai l’impression d’avoir croisée deux ou trois fois pendant ma carrière…Deux vies qui s’illustrent dans une simple coupe de cheveux, c’est un jeu d’écriture pas facile.

terrible ses deux femmes en miroir avec ce discours sombre intérieur glaçant. J’avais envie de partir, de sortir. Le coup de l’urne et de la complicité finale est très bien trouvée et donne une respiration finale qui fait du bien. j’ai rit du cocasse et de soulagement un peu aussi. Texte très efficace.

Ah oui, elles sont ignobles tes deux héroïnes ! Je me suis délectée. J’ai commencé la lecture en m’attendant à plonger dans ton univers fantastique mais pas cette fois- ci , du sarcastique et ça fonctionne très bien. Bravo !
Pour le cocasse, je l’ai trouvé dans la description de la vieille. L’image de l’urne m’a titillée rapidement.
J’ai aimé les réflexions off de la coiffeuse.
Merci Eevlys pour ce moment très drôle.

Excellent texte… Pour moi le cocasse réside dans l’urne (quoique c’est aux franches de « incongru » > dérangeant). Le portrait effectivement sarcastique, caustique, des deux femmes n’étant que le contexte, la mise en scène et la préparation de la chute (remarquablement écrit tout ça) contexte. C’est très drôle, savoureux. Sinon, je me suis dit exactement ce que se demandait Ktou14 : comment l’univers toujours volontiers monstrueux, baroque, fantastique, façon « cabinet de curiosités » », habituel d’Eevlys allait-il se traduire en cocasse ? Eh bien ça marche. À noter que la construction cocasse est faite à partir non pas de ce que voit la coiffeuse, mais de toute sa propre construction préalable qui vise à nous faire la nôtre propre… car sinon, ce n’est pas cocasse : plein de gens gardent les urnes chez eux (ou on gardé, car en théorie ce n’est plus possible, je crois). Du coup, il y a une 2e dimension pour obtenir l’effet : il fallait planter 2 monstres pour que ce qui n’est pas si extraordinaire (mais juste un peu bizarre) devienne une sorte de « cocasse noir ». Et on est toujours sur une forme de fantastique contemporain : les 2 femmes ordinaires deviennent des créatures type sorcière, et « simple » urne devient un élément étrangement inquiétant dans un univers de fiction (les fantasmes de corps décharné de la coiffeuse). Soit : même dans l’étrange, il peut y avoir des choses qui paraissent étranges. Super intéressantes, toutes ces variations en fait !

Et j’ai oublié de dire que l’attaque : Je suis restée muette. Une main dans la chevelure de Mme Andrée, l’autre refermée sur mon peigne.
« Mais vous ne m’aviez jamais dit que vous aviez un mari ? »

Est un modèle qui m’a fait d’emblée rire. Tellement visuel et efficace…

Eh bien, je me suis focalisée sur le sarcasme, le caustique de la situation…passé à côté du fantastique

Nous avons fait de l’étrange dans l’étrange.

pas de risque, je me régale! 🙂

Du cocasse qui fait froid dans le dos, bravo!
Je me suis dit demander si on allait pas retrouver le mari momifié allongé sur le lit…

Désolée pour la coquille dans mon commentaire.
Bien, pour un atelier d’écriture!! On le sait, pourtant, qu’il faut relire…

K-tou, j’ai souri à ton interrogation sur le comment Eevlys allait se tirer de ce cocasse sujet. Pas mal du tout, je me range à l’avis général… Ok, le cocasse prend peut-être une tournure légèrement différente. Francis dirait surement que tu détournes le sujet pour en faire ce que tu veux. Tes personnages sont désopilants (les deux). J’aurais bien vu un brin de frayeur supplémentaire du côté de la coiffeuse avant d’entrer dans le « secret » de la chambre, la chute n’en aurait été que plus truculente. Beau texte.