Texte de Melle47 – « Perdre la maîtrise » *

« Tonto… Grouille toi, mes lions sont sortis. Tout l’attirail aussi. Loyal fait le pitre sur la piste. Il t’attend… Mais qu’est-ce que tu fabriques ? »
La dompteuse, entre dans ma loge comme une lionne en furie, prête à mordre.
« C’est bon », dis-je en me levant. Je fixe le nez rouge au milieu de mon visage blanc, dernier accessoire de mon personnage, fais mine de trébucher sur mes chaussures noires taille dix-XL et lui tombe dans les bras.
« Annabelle… Un peu de respect pour le vieil Auguste que je suis, veux-tu ? » ajoutai-je en laissant tomber les coins de ma bouche pour afficher ma mine triste de clown persécuté.
Elle se marre. J’en rajoute. Fronce les sourcils, mon regard s’effondre. Je boude.
« Allez, oust ! Va faire ton cirque plus loin. » E lle me pousse vers la lumière.
Je me redresse. Repositionne mon bob à fleurs au sommet de ma tignasse blanche dépeignée, fais claquer mes bretelles et m’avance vers la piste aux étoiles. Il me reste trois pas à faire. J’achève de me concentrer. Je n’ai jamais pris mon métier à la légère. Il ne suffit pas d’apparaître en costume pour faire instantanément rire l’assemblée. Je redresse les épaules, bombe le torse, respire, m’oxygène à fond. J’oublie tout. Regarde la pointe du chapiteau, fais le vide tout là-haut avant de redescendre, prêt à entrer en scène. J’étire mes lèvres largement cerclées de rouge sur mes joues pour afficher le plus joyeux des sourires. J’enfourche ma bicyclette à moteur qui se met à pétarader et à fumer. J’entame en saluant, un tour de piste, sous les applaudissements des petits. Un second. Un troisième. Quand les roulements de tambour cessent, que les acclamations du public se sont atténuées, que la fumée a fini de crachoter de mon engin assourdissant, je pose le pied à terre. Triture la béquille du bout de mon long soulier et après bien des tentatives infructueuses, je cale ma bécane. J’attrape alors dans la carriole qui m’a suivi, le premier ballon de baudruche. Tout l’art consiste à se rapprocher du public. Encourager un enfant à venir se joindre à moi sur la piste pour m’aider, me seconder. Faire rire un adulte en l’entraînant avec moi dans une ribambelle de gaffes habillements orchestrées. Je joue, enchaine les galères. Je jongle, titube, me ramasse, tombe encore, récolte des acclamations, des rires qui me poussent toujours à aller plus loin. J’aime divertir, me moquer, berner, voire même me surprendre moi-même à rêver avec mes complices d’un soir.
Après quinze minutes d’un spectacle ébouriffant, je me relève prêt à repartir pour un dernier tour avant de tirer ma révérence pour ce soir… Je souffle avec l’air de celui qui se lasse de n’y jamais parvenir. Je m’incline, force sur mes traits, grimace, quémande un coup de main. L’exercice est sportif. Pas de place pour les temps morts. Pas de temps mort ? Mais que m’arrive-t-il ? Je tournoie sur moi-même, pose ma main sur mon cœur, agrippe mon plastron rouge, tire dessus, lève les yeux à la recherche d’une aide céleste. J’ai du mal à respirer. Mon masque se crispe. Se fige. Les spectateurs rigolent, m’acclament, m’applaudissent. Je n’ai jamais été aussi vrai que ce soir. L’air, pourtant, me manque réellement. Le rideau tombe et le noir se fait devant mes yeux. Une dernière ronde sur moi-même et je m’effondre de tout mon long. Les musiciens, perdus dans ce nouveau tour qu’ils ne reconnaissent pas, se sont tus. Les acclamations jusqu’ici passionnées des spectateurs se muent en cris affolés.
Depuis tout là-haut, du haut du chapiteau où je me trouve, assis sur la barre des trapézistes et avec tout le recul nécessaire, je trouve que ce nouveau numéro n’est pas si mal. Il faudra juste travailler un peu la fin. Je trouve que là, j’exagère un peu trop. Je me balance. En bas, Mr Loyal est à mon chevet, Annabelle est arrivée en courant, les jumeaux trapézistes aussi… D’autres arrivent encore… Vraiment, ils en font trop. Trop c’est trop. Le public semble maintenant effrayé. Mais, pourquoi se lèvent-t-ils tous ? Je me penche en avant, je ne vois plus rien avec tout ce monde autour de moi. On soulève mon pantin de corps. On me pose sur une civière ? Pourquoi ces grosses larmes sur les joues d’Annabelle ? Je suis le cortège depuis là-haut. Moi, Tonto le clown, qui tout au long de ma vie ai répété si minutieusement chaque sketch pour donner l’illusion d’une parfaite maîtrise de tout. Je ne contrôle plus rien du tout.
On m’emporte. On m’entoure. On me pleure, et les heures passent. Je ne peux rien y faire. Alors, impassible, je me laisse conduire par un cortège endeuillé jusqu’à ma dernière demeure, quand tout à coup, une poignée de mon cercueil lâche… j’étouffe un cri silencieux. Ils rient tous.


Photographie : cc – visualhunt

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Mlle 47,

J’aime ce texte. Plein de joie à communiquer, de tendresse. Le clown aime son costume et son nez rouge. Une belle histoire d’amour avec son public. Un texte au rythme bien mené, pas de temps morts 😉

Et le passage de la vie à la mort du haut de son trapèze, un pied de nez à la tristesse.

On dit que Molière est mort sur scène, je me demande d’où il a assisté à sa dernière scène 😉
Merci mlle 47 pour ton texte.

Très chouette ton texte. J’aime l’idée, l’ambiance, le personnage. Et ce côté fantastique, cette vision, la façon dont tu l’as raconté. Et le message… Le spectacle qui continue, le rire qui persiste dans la mort.

Par contre le cocasse est où? Dans la poignée qui casse ou dans le fait qu’il meurt sur scène?… Que les spectateurs croient qu’il joue? ou parce qu’il se voit jouer puis mourir? Je le sens pas trop le cocasse 😉

J’ai adoré ce texte, merci Mlle 47… j’aime les clowns… image par excellence des pitreries, des scènes rocambolesques, de la joie et du partage en diffusion. Je ne me prononce pas sur le cocasse encore une fois… j’attends de lire Francis pour mieux le déterminer 😉 cocasse ou non merci

C’est original de se retrouver dans un décor de cirque. Remarquablement bien vu l’amour de Tonto pour son métier, la façon dont il le conçoit et sa fin sur la piste. J’ai adoré qu’il assiste de là-haut à ce qui se passe autour de son corps en bas.

Le cocasse moi je l’ai vu dans la poignée qui casse. Comme un dernier clin d’œil du pitre à son public et qui va faire rire jusque dans la mort.

Une petite remarque pour le correcteur : une ribambelle de gaffes habilement et non habillements. Mais là, je chipote.

Merci Melle 47 pour ce beau moment de cirque.

. Merci, je n’avais pas vu la coquille. C’est corrigé.

Ce texte vaut une standing ovation sous le chapiteau.

Pour le public la scène est une drôlerie, pour le clown une tragédie, n’est ce pas dans cette tension toute l’élégance du cocasse à la Charlie Chaplin ?

Je me suis régalée. Le clown est extra, tendre, drôle, amoureux de son métier! la sortie de corps et la vue d’en haut aussi! et la poignée pour le cocasse! tout y est! super!

Sincères félicitations à Melle47. Ça mérite quelques commentaires (ben tant mieux c’est l’endroit, z’allez me dire).

– On notera l’audace (sinon le tour de force) de mettre du cocasse (la poignée) dans une situation tragique qui 1- devrait être neutralisé à cause de la figure burlesque du clown dont le comique (burlesque) est le quotidien (figure du clown casse-gueule à utiliser loin s’en faut) 2- devrait être neutralisé à cause de la figure du clown qui tire immédiatement (d’ailleurs c’est fou, non ?) vers le tragique : ce gag posthume pourrait être triste, il ne l’est pas.

– Le fait que ce soit le clown qui nous dise simplement et en chute : « ils rient tous » > il ne nous dit pas c’est drôle mon dernier gag. Il dit simplement qu’ils rient — et c’est au lecteur d’apprécier, de juger, de qualifier le sens de la scène -c’est bien le cocasse (en fait le cocasse ce n’est même pas la poignée qui cède seulement : c’est la poignée + le fait qu’ils rient devant un cercueil, ce qu’on évite de faire du moins en général) d’autant que Melle47 garde la main : elle aurait pu aussi faire dans le lacrymal en faisant parler son clown sur le registre « c’est mon dernier gag », etc. mais elle n’est pas tombée dans ce piège : elle nous verrouille sur l’idée de comique. Du coup on est sur une boucle impressionnante entre comique et tragique, et c’est ultra bien tenu. Chapeau l’artiste.
– Et je passe sur évidemment l’idée fantastique, la mise en scène, et les images.
Très bon texte, vraiment (je ne dirai plus — comme je me suis égaré à le faire précédemment— que Melle47 avait toujours un peu tendance à faire dans le même registre. Dont acte et respect 🙂 ).

Oh la la! Mais on est tous pareil, parfois les idées sont en nous, et parfois c’est en puisant dans notre passé, dans ce qu’on vit, dans ce qu’on entend. En parlant avec les amis, la famille. C’est pas à tous les coups l’idée géniale qui vient comme une illumination! Mais toujours est-il que c’est toi qui l’a écrite cette histoire. Et vu que tu sais que tu es capable d’écrire ce genre de truc tu iras puiser dans d’autres registres la prochaine fois. Et pour ce qui est du cocasse je crois qu’on en était tous au même point. Chez moi, on a parlé du cocasse à tous les repas pendant toute la semaine!!!! Et bien sûr personne n’était d’accord. Rassurée?

Toute la famille et les proches… ! Bigre, cet atelier devient toxique 🙂 Tôt ou tard je vais m’attirer la colère des foules 🙂

Très fort d’arriver à mettre du cocasse et des rires dans une situation tragique!
En plus, un ouvrage collectif. Respect!