Assise dans le vieux rocking chair en rotin, un coussin mœlleux sous la nuque, je les attends. Ils m’ont appelée la semaine dernière pour me prévenir de leur visite. Lundi en huit, le deux novembre, jour de la fête des Morts. J’étais persuadée être débarrassée d’eux, depuis l’épisode du jardin mis sens dessus dessous, au printemps dernier.
Mais les revoilà, masquant leur curiosité malsaine derrière le prétexte faussement charitable de ne pas me laisser seule un tel jour, la solidarité familiale en étendard. J’ai étouffé un rire mauvais qui me montait dans la gorge. D’une voix étranglée, j’ai répondu par un merci, je suis touchée tout aussi faux que leur solidarité en toc. Un peu de divertissement à leurs dépens est une opportunité qui me séduit. Ils, ce sont le frère de mon mari et sa femme. Il m’a toujours été impossible de leur accorder l’appellation familiale de beau-frère et belle-sœur. Je n’ai jamais eu le sens de sa famille. Pour les recevoir, j’ai prévu du café et des palets bretons. Ceux de la Mère Poulard dans leur boîte en métal. Elle n’a jamais été ouverte. Je ne me rappelle même plus depuis quand elle est stockée dans le placard au-dessus de l’évier, ni d’où elle vient. Elle m’a évité d’aller jusqu’à l’épicerie, ça fera bien mon affaire. J’ai arrangé les palets sur le plat à gâteau, celui du service en faïence de Gien, le Bleu, de feue sa mère. Je l’aimais bien, elle, même si elle mettait du temps à quitter cette terre. J’ai préparé le service à café assorti. Histoire de rappeler que c’est moi qui en ai hérité, j’aime bien taquiner. Je sais qu’en voyant le service sur ma table, la femme du frère aura cet affreux et incontrôlable tic qui lui tord la bouche et lui fait cligner l’oeil gauche. J’ai observé ce phénomène chez elle dès qu’elle est contrariée. Satisfaite de ma mise en scène, je me laisse aller au bercement léger du rocking chair, propice au vagabondage de l’esprit.
En ce jour symbolique, ils viennent rendre visite à la veuve, car cela ne fait plus aucun doute dans leurs têtes, il est mort. Mais comment, pourquoi ? Où est son corps ? Enterré ? Le mystère reste entier. Ce qui est sûr, c’est qu’il a bel et bien disparu, le bonhomme, volatilisé, depuis huit mois. Comme sa femme, la première, la mère de ses enfants, il y a 40 ans environ. Du jour au lendemain, une scabreuse histoire d’amant au fin fond du Larzac, ça fait rêver. Quand j’ai débarqué dans sa vie d’homme abandonné, avec mes valises et mon ambition d’une vie tranquille avec vue sur jardin, les gosses étaient donc déjà là, il fallait bien faire avec. Je ne les ai pas maltraités mais pas aimés non plus. C’était réciproque. Ils ont pris la bonne initiative en quittant la maison tôt, de partir étudier à la capitale et de s’y installer. Ça a fait du linge en moins à m’occuper. Un coup de fil à leur père pour l’anniversaire, une visite éclair à Noël, la dinde mangée, ils repartaient. Rien de plus, rien de moins. Le quotidien ronronnait entre la retraite et le jardin. À lui la bêche, à moi le petit Martini sur la terrasse ou au coin de la cheminée.
Le portrait de cette vie de vieux ne serait pas complet sans évoquer la voisine. Celle qui a toujours le nez collé derrière ses carreaux, ses grosses lunettes de taupe vissées dessus, et l’oreille derrière la haie d’ifs à moitié morts, séparation officielle de nos jardins. Vieille curieuse, à l’affût de tout. Je me suis habituée au fil des années. On a commencé à discuter de temps à autre, la haie entre nous. Des banalités sur la vie, la météo, sa passion pour les chrysanthèmes. Puis c’est devenu un rendez-vous quasi quotidien, l’occasion de rire un peu et parfois de confidences. Lui, il trouvait ça ridicule de discuter à travers une haie. Pas plus ridicule que la colère qu’il a piquée lorsqu’il a constaté que sa bêche n’était plus dans le cabanon à outils. Je l’avais prêtée à la voisine. Elle en avait besoin pour mettre en terre de jeunes plants de chrysanthèmes. Évidemment, elle assistait à toute la scène derrière ses fenêtres. Il l’a vue, a pointé un index autoritaire vers elle, ordonnant qu’elle lui rende sa bêche sinon il venait la chercher lui-même. Quel tintouin pour un outil de jardin.
Elle n’a pas parlé de cet incident à la gendarmette, lors de l’enquête pour disparition de son voisin, mon mari. Moi non plus. Elle s’est contentée de leur dire que nous avions des relations de voisinage sans intérêt. Chacun chez soi et Dieu pour tous. Le jour de la disparition, elle n’avait rien remarqué ni vu. Une migraine l’avait contrainte à rester alitée dans le noir, rideaux tirés et volets fermés. C’était la même gendarmette à laquelle, j’avais signalé que mon mari n’était pas rentré depuis la veille. Elle tapait sur le clavier de son ordinateur tout ce que je disais, posait des questions de temps en temps. Je lui ai raconté la dernière fois où je l’avais vu : il était sorti de la maison m’informant simplement qu’il partait acheter une nouvelle bêche. Elle a fait une pause dans sa frappe sur le clavier, le temps d’émettre l’hypothèse que c’était peut-être un prétexte pour quitter le domicile conjugal sans éveiller mes soupçons, comme le coup classique d’aller acheter des cigarettes. Évidemment, s’il avait dit ça, je me serais méfiée, il était non fumeur. J’ai fini ma déposition en concluant qu’il rentrerait quand il aurait faim.
La famille a été contactée, pas par moi, par la gendarmerie. Ils les ont tous interrogés. Le tour a été vite fait. Les deux enfants, le frère et sa femme. Rien de ce côté-là. Pas étonnant, les liens étaient distendus depuis longtemps voire depuis toujours. Les gendarmes ont fait des recherches, pendant quelques semaines. Ils n’ont pas hésité à se mouiller dans la rivière du village mais se sont retrouvés le bec dans l’eau, aucune trace du disparu à la bêche. Pour se donner bonne conscience et surtout pour être au cœur de l’attention générale, le frère et sa femme ont organisé des battues avec une poignée de villageois qui s’ennuyaient, attisés par cet évènement agrémentant leur ordinaire. Démarche infructueuse. L’ affaire a été classée sans suite. Chacun est retourné s’occuper de son nombril. Sauf le frère et sa femme. Ils étaient déterminés. Ce qui ne manquait pas de m’étonner. Étaient-ils aux prises avec un sursaut fraternel, très tardif ? Plus je tentais de les rassurer en leur disant qu’il n’était pas mort, mais avait simplement fichu le camp, peut-être pour retrouver sa première femme, tiens, si ça se trouve, plus ils me soupçonnaient d’être devenue folle, dans le déni total la gravité de la situation. Ils me plaignaient, pas moi. Ce sont eux qui me rendaient folle avec leurs initiatives, suppositions, acharnement, bienveillance hypocrite. Ces bons sentiments affichés n’ont pas duré. Ils finirent par se mettre d’accord sur le fait que je ne montrais aucun signe extérieur de désespoir, de chagrin. Ce manque d’expression devenait suspect à leurs yeux. C’était bien vu de leur part, je n’étais aucunement anéantie par sa disparition. Pour éviter tout interrogatoire subjectif, je leur confiais que la pudeur des sentiments m’empêchait d’exposer ma douleur, que je me devais de rester forte. J’espérais qu’ils s’en tiendraient à ça, et retourneraient chez eux. J’avais envie de retrouver le calme, mon Martini et les papotages de haie avec ma voisine, indétrônable de ses postes de surveillance. Mais lorsque j’ai commencé à croiser des regards en biais, entendre murmurer des messes basses, sur mon passage, j’ai vite conclu que je n’avais pas été convaincante. La femme du frère était allée glaner quelques on-dits me concernant dans le village, alimenter sa vilaine curiosité de commérages. Le principal étant mon manque flagrant d’affabilité, c’est qu’il ne devait pas avoir la belle vie avec elle, le mari. Pas commode !
La femme du frère se régalait des ragots. Quelle mauvaise, celle-là. Armés de ces commérages et de leurs suppositions soupçonneuses du pire, ils ont fait un forcing auprès des gendarmes. L’enquête a été rouverte. Ils ont débarqué un matin, toute une armada. Ma maison a été fouillée de fond en comble et mon jardin entièrement retourné. Ça y allait les coups de bêche. S’il avait pu voir ça ! Même le cabanon à outils a été vidé, sondé. La voisine ne décollait plus de sa fenêtre. Ses lunettes étaient quasiment incrustées dans le carreau. Une fois leur labeur terminé, ils ont bien été obligés de reconnaître qu’ils avaient fait chou blanc et laissaient un sacré bazar. Les protagonistes de ce forcing en étaient pour leurs frais. Leur vilaine et pitoyable déconfiture me donnait le sourire. J’étais descendue voir les dégâts de près. La voisine avait quitté son poste, s’était faufilée entre le mur du fond et la haie. Elle était à côté de moi, à regarder ce jardin qui ressemblait à un champ de mines, une bêche à la main.
“On a bien fait. La terre de mon jardin est meilleure. »
Je regardais la bêche, outil fiable et silencieux.
 » Il se fait tard. Un Martini ? “

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Je suis assise avec eux, autour de ma table. J’ai eu le droit à ma petite récréation tic de la femme du frère. Ils s’obligent à finir de manger un palet. J’ai la confirmation que mes palets sont bien rassis, juste à voir leurs efforts de mastication. Je me suis assez amusée, il est temps d’abréger. Je leur offre mon expression de reconnaissance la plus faussement authentique pour les remercier de leur présence en ce jour bien triste de fête des Morts. Ils m’en prient, c’est bien normal, la famille est le meilleur soutien dans les moments douloureux, etc. Au moins, nous sommes à égalité dans ce ping-pong d’hypocrisie. Je me lève, ils suivent le mouvement. La femme du frère jette un dernier regard au service Bleu, le tic ne se fait pas attendre. Je m’approche de la fenêtre, côté jardin.
“Ma voisine a un magnifique parterre de chrysanthèmes, cette année… Je n’en ai jamais vu de tels. Elle doit avoir un secret.”


Le bouquet du jour :

Hélianthe : apparences trompeuses

Scabieuse : fleur des veuves

Sceau de Salomon : secret bien gardé

Chrysanthème : fleur des défunts