Je sors les écouteurs de mes oreilles, les gardes serrés dans ma main. J’avance doucement la tête et pose le front sur le carreau lisse et froid.
Non, cette musique, je ne peux la laisser m’envahir de nouveau. Le son s’est tu, brusquement enfermé dans mon poing posé sur le bord de la fenêtre. Mes yeux me piquent. Je n’ose les fermer de peur que ne déborde quelque chose qu’une fois de plus je ne parviendrais pas à refouler.
Dehors l’automne est à bout de souffle. Quelques feuilles tentent de rester accrochées aux branches nues. Pas question de laisser place au froid hivernal. Une fine pluie tombe depuis ce matin. Les griffes crochues des branches se balancent dans un vent mou sur un fond de ciel jaune automne. En dessous, les jardiniers parviennent enfin à contenir les dernières feuilles éparses tentant de donner au tout un aspect à peu près entretenu. Il y a déjà bien longtemps que le bruit de la tondeuse ne s’est plus fait entendre. En bas, une jeune maman courageuse traverse l’endroit déserté tenant d’une main une poussette enfouie sous une capote de plastique, retenant de l’autre une capuche qui semble ne pas vouloir rester en place. L’équipée ne met pas longtemps à disparaitre de mon champ de vision.
Je reste de nouveau seule avec moi-même. Je me demande si le morceau de musique dont je ne voulais pas entendre les notes est à présent terminé ? Je juge préférable d’attendre encore quelques instants. C’est plus sûr ! J’exhale lentement un air chaud et humide sur le carreau qui me sépare du dehors et du bout du doigt dessine des courbes et des délier au son de cette musique qui ne me lâche pas. Souffle de nouveau et recommence un peu plus loin. Mon esprit est ailleurs. Perdu quelque part entre cette mélodie, le souvenir doux qui s’y rattache et la dure réalité. Surtout, rester là. S’agripper corps et âme au présent. Ne pas se laisser envahir, emporter, trop loin trop vite.
Le bruit net d’un doigt que l’on toque sur la porte me ramène au présent. La poignée de la porte tourne lentement sans qu’un mot ne soit formulé. Il entre. Referme la porte avec les mêmes précautions, comme si sa présence devait rester secrète. Je le sens. Je l’entends s’approcher dans mon dos, mon front toujours posé sur le carreau. Il pose une main légère et silencieuse sur mon épaule.
« Sale temps, n’est-ce pas ? » Sa voix est douce, chaude et grave ressemble à la caresse d’un vent d’été. Elle me fait du bien. Me réchauffe. M’attire ici.
« Le temps ? », je murmure… « Le temps est lent, très lent… et je me sens seule. Salement seule. »
Sa main glisse de mon épaule, retombe en même temps qu’un soupir. En même temps que mon souffle chaud qui effleure la vitre. Je balaie le nuage flou d’un geste sec, me retourne brutalement, stoppe le MP3, pose tout cela un peu brutalement sur la table et m’assieds sur la chaise. Cette fois c’est l’homme qui me tourne le dos. M’encrer à l’instant. Cette fois c’est lui qui regarde par la fenêtre. “Étrange“ je pense alors. Est-ce cette vue glaciale de l’automne au dehors ? Est-ce parce qu’il a posé sa main sur mon épaule ? Il me semble que lui aussi tout à coup est gagné par la mélancolie.
Il approche enfin, s’assied sur la chaise face à moi. Fait glisser sur la table un gobelet de thé qu’il a porté pour moi. Il a cette attention chaque fois qu’il vient. C’est étrange, ses yeux d’habitude bleu joyeux sont gris peine. Ses lunettes ont un peu glissé vers le bout de son nez de telle sorte que son regard passe juste au-dessus. Il me scrute, m’examine comme si aujourd’hui c’était son œil à lui qui m’examinait, pas celui du spécialiste. Il est rasé de près, une légère coupure au menton semble indiquer un geste brusque et pressé. Même ses cheveux désordonnés et encore humides de l’air du dehors révèlent un individu drôle et insolite. L’ensemble me fait sourire. Il sourit en retour.
« Voilà qui est mieux !»
Nouveau sourire de part et d’autre de la table.
Je souffle sur le thé chaud, en bois une gorgée. Il m’observe. Mes yeux croisent les siens. Il m’observe un instant, plisse les yeux devant mon silence. Croise les doigts sur la table, baisse les yeux. Nouveau soupir…
« C’est un de ces jours guidé par les émotions, n’est-ce pas ? ». Il lève de nouveau le regard vers moi, tend la main et efface du bout d’un doigt la larme qui, ça y est, a débordé de mon œil.
« Parce qu’il y aurait des jours qui ne sont pas guidés par les émotions ? » j’ose effrontément…
« Oui… » affirme-t-il d’un ton las.
Silence…. J’admets d’un hochement. Me cache derrière mon thé. Tente de me défendre.
« Et puis ? En quoi être guidé par ses émotions est-il mauvais ? »
« C’est dangereux, parce que dans ces moments-là tu t’ouvres comme une fleur de printemps. Elle s’engouffre alors comme un vent glacé d’outre-tombe, se délecte de chaque frisson du corps pour envahir ton âme et te tirer tel un démon vers l’infinie tristesse »
J’encaisse. Même le thé ne me réchauffe plus. Je frissonne. Me rends compte que ces tremblements me plaisent. M’enveloppent. Je m’en délecte. Souris. J’en redemande…
L’homme en face de moi ne sourit plus. Il a perçu cet infime changement dans mon corps, sur mon visage. Aujourd’hui, il a perdu la partie. Il le sait.
Photo : cc – Pixabay
Quand Melle47, que je finis par connaître un peu en la lisant, écrit des textes en délicatesse et tonalités pâles (> comme celui-ci : « A la croisée des chemins »), eh bien en général Melle47 dit en préalable en envoyant son texte que ce n’est pas réussi, ou « inachevé »… Et pourtant je trouve cela très bien ! L’art du dialogue minimaliste et des petites touches au pinceau, des silences et des mystères (on ne sait pas tout, on se doute, on suppute) qui lorgne vers du Raymond Carver n’est pas simple à rendre… or cela me paraît être maîtrisé ici. Et ces « choses qui éveillent la mélancolie » (catégorie retenue par Melle47) contre lesquelles on préférera à tout autre miroir ou toutes autres alouettes se lover demandent des images douces et du grain : elles sont bien là, précautionneusement déposées dans cette nouvelle. On ressent presque cette sensation dans le corps, comme lorsqu’on a beaucoup pleuré, ou qu’on s’apprête à le faire — parce que c’est ou sera aussi nécessaire qu’apaisant…
Mlle 47, je suis fan mais ce n’est pas nouveau. Quand je serai grande, je veux écrire comme toi 😉
Sérieusement, chaque « chose » prend corps dans ton texte, le thé fumant, la larme, la main sur l’épaule, les regards, le sourire et la nostalgie !
Bravo et merci 🙂
Ooo Khea, c’est gentil merciii… Non, je n’avouerais pas ici qu’il m’arrive parfois aussi de rêver avoir écris un tes textes… ou d’un ou une autre… …
J’ai beaucoup aimé… Les personnages ont une présence. Ils existent.
L’impression qu’ils avaient leur vie avant qu’on commence à lire et qu’ils vont la continuer après la dernière ligne.
C’est distillé au compte goutte. On ne sait pas grand chose mais qu’est ce qu’on imagine !
On en redemande !!! super !
( Du coup j’ai les 9 histoires de raymond Carver dans ma kobo, ça m’a donné envie)
Ce texte se lit et se ressent, il s’incarne. Belle prouesse! Rien n’est vraiment dit et pourtant… bravo
Magnifique ! Ton texte a éveillé en moi une douce mélancolie… C’est donc à mon avis très réussi. Ce genre de texte, qui fait émerger des émotions, des souvenirs, montre à mon avis toute la puissance de l’écriture…