1898 (Novembre) : Léo – « Tel(le) est pris(e) qui croyait prendre » – par Zu

Léo était profondément installé dans son fauteuil de velours, les volutes de fumées emplissaient l’entièreté de la bibliothèque et même le feu dans l’âtre ne suffisait pas à estomper ce brouillard lourd. Un cigare à la main, il assistait avec amusement, à la discussion entre Victor et Garance. La rubrique mondaine de la Gazette Illustrée de Biarritz annonçait en effet pas moins de sept réceptions cette semaine et ses deux plus proches amis argumentaient leurs choix.

« Il nous faut aller à l’hôtel d’Angleterre, le Baron et la Baronne de Prévern y reçoivent, toutes les jeunes filles en villégiature en seront. » dit Garance l’air ravi en direction de Victor qui secouait la tête avec dédain. « Léo dites-lui ! » s’agaça Garance.

Victor intervint ; « Ce n’est pas avec ce type d’arguments que vous aurez les faveurs de Léo, mon cher Garance, parlez-lui plutôt de leurs frères ainés ». Et les trois hommes rirent de concert, devant un de ses bons mots dont ils étaient tous friands.

Ce soir encore Léo avait gâté ses convives, les mets les plus délicats leur avaient été proposés et quelques bouteilles de vin Mariani étaient venues parfaire le repas. Il faut dire qu’en ce mois d’octobre, Biarritz était encore habité par ses plus riches résidents, qui profitant des douceurs de la côte, n’étaient pas encore remontés à Paris.

Léo ne travaillait pas pour se permettre ce train de vie, il n’avait pas non plus un rythme de vie particulièrement dense qui aurait justifié ces moments de fête et de délassement. La fête et le délassement étaient son quotidien. Léo était, comme on disait, bien né et n’avait pour seule préoccupation, que de se montrer généreux avec ses divers convives et d’accepter toute invitation qui pouvait servir les intérêts de la famille Beaulieu. Célibataire depuis toujours, malgré les remarques acerbes de sa famille, Léo avait réussi jusque-là, à mener sa vie comme il l’entendait.

Léo s’apprêtait à proposer un dernier verre à ses comparses lorsque son majordome fit son entrée dans la bibliothèque et lui tendit, sur un petit plateau d’argent, une enveloppe cachetée d’un B ornementé. Qui diable pouvait donc lui faire porter un courrier à cette heure tardive ?

« Si Monsieur veut bien se donner la peine. » lui dit un homme relativement âgé, le teint pâle et l’air fatigué dont la rigueur du service bien accompli maintenait néanmoins la colonne vertébrale droite comme un I.

« Je vous remercie Paul, vous pouvez disposer.»

Léo décacheta son courrier et lu rapidement les quelques lignes manuscrites. Il lâcha l’enveloppe, se leva et dit : « Ca y est, c’est la fin ! »

L’air satisfait et enjoué qui apparaissait sur son visage contrastait avec les mots que l’on pouvait lire sur le courrier tombé au sol ;

Mme Violette Beaulieu vous fait demander à son chevet.
Elle vous prie de vous presser, ses forces la quittent.
Prévenez nous de l’heure de votre arrivée.
Eugène Delbert, notaire.

Tante Violette n’avait jamais été tendre avec Léo, mais la perspective de son héritage suffisait à Léo pour arborer la mine la plus compatissante qu’il était en capacité de produire lorsqu’il entra dans sa chambre.

« Ma tante », dit-il doucement.

Tante Violette était allongée dans la pénombre, lorsque Léo ferma la porte, elle fit une geste de la main, presque imperceptible et lui dit ; « Viens… ».

Léo s’installa à son côté et se pencha légèrement afin d’entendre ce qu’elle avait à lui dire.

« Léo, tu le sais, tu es mon unique héritier. Tu touches déjà une rente chaque mois, mais l’ensemble de mes biens te reviendra lorsque je ne serai plus là. Cependant tu n’ignores pas que je n’ai jamais pu me résoudre à ce que tu continues à vivre comme si tu avais toujours 20 ans, sans femme ni enfants. Je ne suis pas sotte tu sais, je n’ignore pas ce que tu fais de tes soirées, et ce que l’on dit de toi.

– Mais ma tante… » dit Léo embarrassé.

« Tais-toi » lui dit-elle en poussant la voix, ce qui lui produisit une quinte de toux. Léo cru un instant qu’elle serait sa dernière. « Je n’ai pas la prétention de pouvoir te détourner de ce chemin dépravé que tu t’acharnes à vouloir suivre. En revanche j’ai encore le pouvoir de sauver les apparences et de laver l’honneur des Beaulieu. Alors écoute-moi bien… »

***

Deux semaines plus tard, Tante Violette n’était plus et les fonds de Léo s’amenuisaient de jour en jour. Garance qui lisait la gazette attablé à côté de Léo, posa le journal et lui dit :

« Léo mon vieux, vous ne pouvez pas vous laisser aller à cette situation. Réagissez bon sang ! Il doit bien y avoir une solution ! »

Léo ne voyait pas comment accéder aux dernières volontés de sa tante, vivre avec une femme n’avait jamais été dans ses projets, ni même ses envies. Comment avait-elle pu mettre cette mesure suspensive à son testament ! Comment contourner cela ?

A nouveau penché dans sa lecture, Garance sourit et dit :

« Léo mon vieux, je sais comment vous pourriez vous jouer de cette chère Violette. Elle a bien stipulé que vous devriez vivre avec une femme ?

– Oui » lui confirma Léo.

« En revanche, rien ne stipule dans le testament que vous devez coucher dans le même lit ? » l’interrogea encore son ami de plus en plus malicieux.

« Mais où donc voulez-vous en venir ? » s’agaça Léo.

« Suivez-moi ! » dit Garance en se levant et remettant son veston.

Dans la Gazette Illustrée de Biarritz du 8 novembre, soit deux jours plus tard, juste après la rubrique mondaine, on pouvait lire :

Petites annonces
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Photographie : Carte postale de 1943