1901 (septembre) – par Manu

Annonce : « Veuve 38 ans, aimante, femme d’intérieur, habitant charmante propriété, épouserait veuf ou célibataire de 45 à 60 ans ayant fortune »
Confortablement calé au fond de son fauteuil en daim, les effluves de la pipe posée sur le guéridon de noyer embaumant la pièce qui baigne dans un silence religieux, il est, comme à son habitude plongé dans le journal. De la main gauche il empaume fermement le quotidien et, de l’autre, brandit son index comme le canon d’une arme pointant successivement les différentes annonces du jour. Aussitôt que l’une d’elles se retrouve dans sa ligne de mire, il la passe au crible de son regard acéré, cherchant à deviner à partir d’un texte pourtant laconique les traits de son auteure.
À la faveur d’un travail acharné et nonobstant la difficulté de la tâche, il est passé, à la manière d’un peintre virtuose, maître dans l’art de brosser des candidates un portait criant de vérité. « Si jamais ces pauvres femmes se doutent que je sais ne serait-ce qu’un dixième de ce j’ai réellement deviné, elles prendront leurs jambes à leur cou » se félicite-t-il vaniteux. Cette réflexion lui donne une impression de toute puissance, d’inexpugnable domination sur ses futures conquêtes. Sa logique est simple mais implacable : la facturation au nombre de caractères contraignant à la concision, les jeunes femmes se doivent d’élaguer leurs textes. Pour cela, elles ne gardent que les mots essentiels, ceux qui les définissent de la meilleure des manières afin de les mettre en exergue au lieu de les noyer dans un verbiage inutile. Par conséquent, il se doit, pour sa part, d’examiner attentivement chacun des mots qui constituent l’annonce et c’est à l’issue de ce véritable travail d’exégèse que ressortira le profil saisissant de réalisme de sa cible potentielle. Il a préalablement effectué un rapide tour d’horizon de la totalité des annonces à l’issue duquel il sélectionne celles qui l’inspirent pour les disséquer.
Rompu à ce travail d’analyse, il se balade entre les lignes avec la fluidité et la grâce d’une danseuse étoile débusquant derrière chaque mot le ou les traits de caractère qui le sous-tendent. Quand il lit « veuve », il pense « en manque de présence masculine », après tout, on ne peut être sevrée que de ce que l’on a connu. Il pense également « pension », ce qui laisse supposer que sa démarche n’est probablement pas vénale – du moins pas à titre principal. Mais qu’est-ce qui la motive alors ? Est-ce de retrouver une reconnaissance sociale dont l’a dépourvue son veuvage ? Ou s’agit-il plutôt de raisons d’ordre plus intime ? Il ne peut à ce stade trancher … Il passe par la suite à l’âge : 38 ans. « Période transitoire » pense-t-il, « basculement d’un monde de jouvence et de légèreté où le temps semble éternel vers celui où le temps est compté, où des ridules font leur apparition et se creusent de jour en jour et où le corps entame un irréversible processus long et morbide d’avachissement. Hélas chez bien des femmes l’effet est délétère. » Se désole-t-il puis poursuit dans une envolée lyrique : « Quand la jeunesse se retire comme la marée asséchant progressivement les corps et les cœurs elle ne laisse derrière elle que désillusions, amertumes et aigreurs qui se retrouvent alors mises à nu. »
Il se peut bien qu’à son âge, cette femme en ressente déjà les prémices, cela donnerait alors tout son sens à sa démarche. Par ailleurs, aucune mention dans l’annonce d’une quelconque progéniture ; celle-ci existe-t-elle ? Dans la négative, l’hypothèse d’une femme en proie aux affres et tourments de la vieillesse sera confortée dont les effets mortifères peuvent s’en trouver décuplés si elle n’a pas enfanté. En revanche, dans le cas contraire, on peut penser à la quête d’un père pour ses enfants dont elle aurait volontairement omis de mentionner l’existence afin de ne pas effrayer les candidats.
Viennent par la suite les traits de caractère. Elle se décrit en tout premier lieu comme « aimante ». À la lecture de ce mot, son visage prend un air cauteleux. La mention d’un terme aussi insignifiant qui plus est en tête de liste cache-t-elle une détresse née d’un désert sentimental ou même d’une misère sexuelle ? À l’évocation de cette hypothèse, ses pupilles se dilatent, son regard arbore des reflets chatoyants et son cœur se met à battre crescendo soulevant ostensiblement sa poitrine au rythme de sa respiration haletante et saccadée. Il sent même son membre commencer à se raidir. L’idée qu’il puisse être celui qui permettra à cette femme de renouer avec une féminité actuellement en jachère l’émoustille terriblement. Il coupe toutefois court à cet emballement. Il est impératif qu’il termine son travail d’analyse afin d’être en mesure d’en cueillir les fruits. Pour cela pas question de se laisser déborder par ses pulsions, il se doit au contraire de rester maitre de lui-même. Finalement, le mot « aimante » n’est pas aussi insipide qu’il en a eu l’air !
L’expression suivante est « femme d’intérieur ». « Encore un poncif » se demande-t-il ? À peine l’image de la femme au foyer modèle s’insinue-t-elle dans son esprit que germe en lui une folle envie de la dévergonder, de la débrider, d’introduire luxure et dépravation dans son existence d’apparence si sage. Ce n’est plus sa féminité qu’il désire réveiller, c’est sa bestialité. Il est soudain mû par une folle envie d’annihiler tous ses interdits, de fouler du pied toutes ses règles de pudeur et de bienséance qui semblent l’oppresser pour la faire définitivement basculer dans un monde de concupiscence. Une fois qu’elle aura goûté au fruit défendu de la transgression, elle ne résistera pas à l’envie d’y retourner. Elle sera alors sous sa férule, une de plus. Se délectant d’une telle perspective, il est littéralement transi d’excitation. N’y tenant plus, il bâcle la lecture du reste de l’annonce : peu importe si la « charmante propriété » qu’elle prétend habiter est en réalité une vulgaire masure ou si elle affirme vouloir épouser un veuf ou célibataire alors que lui est marié, il la lui faut, il en a décidé ainsi. Il note au passage l’emploi du verbe « épouser » en lieu et place de « chercher » présent dans la plupart des annonces de ses congénères – ce qui ne laisse aucun doute quant à ses intentions.
Avant de refermer hâtivement le journal, il a le temps de lire qu’elle cherche un homme entre 45 et 60 ans ; ce qui lui sied, ayant lui-même 52 ans. Les deux derniers mots de l’annonce – « ayant fortune » – pourtant loin d’être anodins sont passées à l’as, victimes de l’effusion de désir qui l’accapare. Qu’importe si ces deux mots-là démentent l’image d’une femme non vénale. S’il avait pris la peine de les lire, sans doute aurait-il eu la puce à l’oreille et, qui sait, se serait interdit d’aller plus loin. Il ne le sait pas à ce stade, mais le cours de son existence en aurait alors été radicalement changé.
Pour l’instant, porté par un élan que rien ne semble pouvoir freiner, il repose le journal sur le guéridon et se précipite vers son bureau en acajou derrière lequel il prend place. De la main gauche, il se saisit de son plumier et en sort une belle plume d’oie et, de la droite, farfouille impétueusement dans une pile de documents pour en extraire deux ou trois feuilles à lettre qu’il repose nerveusement devant lui. Enfin, toujours avec la même ardeur, il trempe sa plume dans son encrier mais, alors qu’il est sur le point d’entamer sa rédaction, fait tout à coup irruption dans son esprit cette injonction salutaire de Boileau « Avant donc que d’écrire apprenez à penser ». Freiné dans son emportement, il repose sa plume. Pas question pour lui de commettre son texte avec un désir à son acmé. Il s’ébroue alors comme pour intimer à son corps l’ordre de se calmer et reste quelques secondes interdit ; le temps de sentir sa respiration ralentir et de retrouver tous ses esprits. Il se lève et va chercher sur la commode d’en face sa blague à tabac, recharge sa pipe de laquelle il tire quelques bouffées. Quand la sérénité l’a définitivement regagné, il se rassoit pour planifier sa missive se triturant la barbichette, signe d’une intense réflexion. Ce n’est qu’après avoir posément développé, organisé et peaufiné ses idées dans sa tête qu’il reprend sa plume pour les coucher sur papier. Il s’attèle à soigner sa calligraphie. Il choisit une approche douce, cela ne sert à rien d’y aller en force, il se ferait alors certainement éconduire.

« Chère Madame,
Si, en ce jour, j’ai pris ma plume pour vous écrire, c’est parce que votre annonce a eu sur ma personne un effet des plus agréables. Tout d’abord, permettez-moi de saluer la démarche qui vous a conduit à poster votre si belle annonce après le malheur que vous avez vécu. Car votre texte donne de vous l’image d’une femme dotée d’un allant et même, osons le dire, d’un amour de la vie. Autant de qualités que je souhaite voir chez celle qui partagera mon existence. Vous me semblez par ailleurs être une personne structurée qui saura correctement tenir son foyer.
Pour ma part, je me prénomme Arthur, 52 ans, je cherche la bonne personne avec laquelle avancer dans la vie, étant convaincu qu’à deux, la route sera plus agréable. Au plaisir de vous lire et d’en apprendre sur vous un petit peu plus.
Bien à vous »

À la relecture de ce premier jet il trouve le ton sobre et la candeur désarmante, le texte idéal pour mettre sa cible en confiance. Il se rengorge d’autosatisfaction puis plie en deux la feuille. Avant de l’insérer dans l’enveloppe, il sort d’un des tiroirs sous sa table de bureau un flacon d’Eau de Cologne équipé d’un pulvérisateur et imprègne son billet doux de l’odeur virile et entêtante de sa fragrance fétiche. Une fois la lettre sous pli, il scelle l’enveloppe, recopie au recto l’adresse du journal et y appose un timbre.

Pour aller poster sa lettre il est impératif de passer inaperçu. Ainsi son ensemble fétiche chemise à jabot, gilet et redingote restera au placard ! Même recouvert d’une pelisse, il risque d’être reconnu. Il opte plutôt pour une vieille gabardine élimée qui, portée par-dessus son pourpoint, l’habille de pied-en-cape. Il pousse le camouflage jusqu’à relever son col afin de masquer son visage. En guise de couvre-chef, il troque son habituel gibus pour un haut-de-forme. Il se regarde alors dans la glace et convient que, si d’un point de vue esthétique son assemblage vestimentaire laisse à désirer, il remplit néanmoins pleinement sa mission : le rendre méconnaissable. « L’élégance sacrifiée sur l’autel de la discrétion » pense-t-il amusé. C’est par une après-midi particulièrement froide et pluvieuse qu’il sort de chez lui, un climat qui lui convient car il dissuadera, du moins l’espère-t-il, une majorité d’en faire de même lui évitant ainsi une rencontre compromettante.

Il traverse sa cour intérieure au pas de charge l’enveloppe à la main. Arrivé à la porte cochère, il l’entrouvre très légèrement, juste assez pour passer la tête. Balayant rapidement du regard les environs il ne relève aucun mouvement suspect. Rassuré, il franchit le porche pour se retrouver sur le trottoir. Il guigne une dernière fois à droite puis à gauche, se dépêche d’enfoncer l’enveloppe dans la poche intérieure de sa gabardine et se met en branle en direction du bureau de poste. Mais alors qu’il chemine depuis quelques secondes le pas nerveux et le regard planté dans le sol, il est soudain brusquement percuté de plein fouet. Sonné par la violence du choc, il trébuche manquant d’être renversé. Après quelques instants de flottement il retrouve la raison et tourne machinalement la tête pour apercevoir de dos le passant qui lui est rentré dedans poursuivant son chemin l’air de rien. Il ne juge pas bon de provoquer un accrochage qui, inutile, pourrait de surcroit révéler son identité. Il se dépêche alors de se remettre en marche, une décision qui va le mener tout droit à sa perte. Car cette collision n’a bien évidemment pas été le fruit du hasard. Il ne l’a pas remarqué mais à la seconde où il a franchi la porte cochère, il a été pris en filature par une paire d’yeux tapie derrière la vitre de l’estaminet d’en face.

Idéalement placé pour surveiller les entrées et sorties de l’immeuble, le détective Paoli a immédiatement repéré sa cible quand elle a fait irruption dans la rue. De l’incongruité de son accoutrement qui dénotait à sa prudence zélée qui confinait à la paranoïa, tout chez lui trahissait une volonté manifeste de ne pas être reconnu. Pour un enquêteur aguerri de la trempe de Paoli, une telle attitude signifiait que la piste était chaude. À la vue de l’enveloppe rapidement glissée dans la poche intérieure, il a immédiatement compris qu’il se devait à tout prix mettre la main sur le document. C’était du moins ce que lui disait son intuition à laquelle il avait appris à se fier car, aiguillée par des années de pratique, elle était devenue une véritable boussole.

Ayant déjà posé sur la table la monnaie pour régler son café allongé, il se dépêche de sortir et s’élance d’un pas vif dans la direction opposée à celle de sa cible. Il fait le tour du pâté de maisons, dévalant la rue à toute vitesse malgré ses 60 ans et la pluie qui tombe en abondance transformant le sol en véritable patinoire. Il finit se retrouver face à face avec sa cible et, tel un taureau enragé, charge tout droit dans sa direction accélérant derechef pour provoquer une collision en l’apparence fortuite. Équipé d’un plastron caché sous sa veste il ne ressent le choc que très faiblement tandis que sa victime, elle, est estourbie. Profitant de son désarçonnement il lui subtilise l’enveloppe et poursuit son chemin prenant rapidement de la distance. Il faut dire qu’il a déjà exécuté ce coup des dizaines de fois toujours avec le même succès. Cette fois-ci n’a pas fait exception.

Une fois à l’abri, il déchiquète l’enveloppe à la hâte et en sort la lettre. Dès la lecture des premiers mots, son visage affiche une mine triomphante. S’il est vrai que son intuition ne lui a fait que très rarement défaut, il n’a pas pour autant espéré que cette prise serait aussi fructueuse. Le contenu est en effet accablant. Ne laissant planer le moindre doute quant aux intentions de son auteur, il confirme les soupçons d’infidélité de sa cliente, la femme de l’auteur. Son contrat désormais rempli, il a malgré tout un moment de compassion à l’égard de sa victime l’imaginant arrivant au bureau de poste et réalisant que la lettre a tout bonnement disparu. Sans doute fera-t-elle alors le lien avec le malencontreux incident survenu chemin faisant mais cela ne le concerne plus. Désormais, il ne lui reste plus qu’à porter le précieux sésame, percevoir ses émoluments et rentrer chez lui prendre un repos bien mérité, la course autour du pâté de maisons l’ayant éreinté. Il se dit alors que tout cela n’est plus de son âge mais se ravise aussitôt n’étant pas encore prêt à devenir un vieil aigri. Pour le moment, le seul sentiment qui l’habite et dont, malgré les années, il ne se lasse pas est la sensation du devoir accompli.

Néanmoins, au fil du temps et des filatures d’époux volages, il a fini par perdre foi en l’homme si bien qu’aujourd’hui, c’est un vieux garçon de 60 ans qui s’en va retrouver un lit froid et vide, si ce n’est la présence de Chopin, un félin à poil roux. À chaque affaire résolue il ne peut s’empêcher de questionner sa motivation qui, après toutes ces années, le pousse à continuer à briser les couples des autres. Il trouve par ailleurs presque cocasse que l’on use du terme « résoudre l’affaire » car, loin d’apporter des solutions, c’est généralement une nuée de problèmes que laisse dans son sillage son intervention. C’est même à se demander si certains ne regrettent pas d’avoir fait appel à lui se rendant compte que le prix de leur tranquillité est infiniment plus abordable que celui de la vérité. Ces idées viennent régulièrement le hanter et lui, fataliste se dit que dans la vie chacun a sa croix et tout succès sa rançon.