Le car entre dans Acy-en-Multien par la vieille route de Meaux, en bas du village. Il tourne à droite pour monter la Grande Rue où son arrêt l’attend, en haut, le long de la place du marché, centre de cette bourgade. Le clocher de l’église sonne douze coups. Les portes du car s’ouvrent pour laisser descendre les passagers. Un jeune couple saute en bas de la marche, léger, presqu’aérien. Derrière eux, une dame entre deux âges, chargée d’un panier soigneusement recouvert d’un torchon immaculé blanc sur son bras, entame la descente lourdement en se tenant à la porte. Un homme descend à son tour. C’est le dernier passager. Le car ferme ses portes, se remet en route.
L’homme reste immobile sur cette place, sous le soleil éblouissant, les bras ballants. Maigre silhouette sombre, un peu voûtée. Il ne prête pas attention aux regards des passants qui l’observent, le détaillent. Dans son costume couleur terre, démodé, trop grand pour lui et son béret ne laissant entrevoir qu’une partie d’un visage gris émacié, il suscite la curiosité. Des villageois ralentissent le pas, s’arrêtent, intrigués par cet individu qui semble égaré sur leur place du marché. Mais aucun ne l’aborde et chacun reprend son chemin. Derrière la vitrine de la quincaillerie, une femme ne l’a pas quitté pas des yeux depuis sa descente du car. Elle ouvre la porte de sa boutique, il entend le tintement joyeux du carillon. Elle se hâte vers lui, mais il ne l’attend pas. Il traverse la place, emprunte la rue de la Tourelle. La plus raide à monter en vélo, la plus rapide à dévaler. Enfant, ça le grisait. Il longe le mur de la boulangerie, se revoit fumer en cachette ses premières roulées avec le commis, un gosse à peine plus âgé que lui. Il freine sa marche en arrivant devant la cour commune. Vide. Un léger temps d’arrêt, celui de fermer les yeux, laisser défiler des images d’un passé pas si lointain. Il revoit cette cour animée par des cris d’enfants, occupés à jouer au ballon, aux osselets assis par terre, aux billes souvent dérobées à la quincaillerie de sa grand-tante, frappée de cessité complaisante. Lui, son frère, sa sœur, les enfants des boulangers, et autres gamins d’Acy. Les cris joyeux s’éloignent, chassés par la cadence d’un pas désireux de le rattraper. Il sait que c’est la femme qui est sortie de la quincaillerie. Ses pas, à lui, le conduisent devant une maison. Les volets sont fermés. La porte aussi.

“Tiens”, la femme lui met une clé dans la main, elle est essoufflée. Il referme sa main sur la sienne, brièvement. Il introduit la clé dans la serrure, la tourne, la porte s’ouvre. Il enlève son béret, franchit le seuil. Il fait très sombre à l’intérieur. La pièce est petite, plus que dans son souvenir. Elle sent le renfermé. Un grand froid l’envahit, il frissonne malgré lui. La femme s’empresse d’ouvrir les volets et les fenêtres pour que le soleil y entre et le réchauffe. Elle ajoute doucement, “Je n’ai touché à rien. Je ne suis pas revenue depuis….” . Elle ne continue pas sa phrase, ces mots-là lui font trop de mal. L’homme s’avance un peu plus. Il fait le tour lentement, fantôme déambulant, entre repères et souvenirs, n’osant rien toucher de peur que tout disparaisse par un simple effleurement. Le poêle est éteint, froid, une casserole abandonnée dessus. Son béret serré entre ses mains, il enivre son regard de chaque détail, comme pour lui redonner de l’éclat. Celui de vivant et non plus de survivant. Il s’approche du mur du fond, contre lequel est la table. Cette table où les repas étaient pris. Où ils épluchaient les patates, équeutaient les haricots verts, dessinaient, jouaient à la bataille. Où elle écrivait ses lettres, notait ses recettes dans un carnet et les dépenses dans un grand cahier. Tout est encore là. La paire de ciseaux suspendue au même clou. L’étagère porteuse des dessins qu’ils lui faisaient. La nappe quadrillée de rouge et de gris clair. Ses cahiers, la bouteille d’encre. Le bocal qui a accueilli tellement de poissons rouges, pour leur faire plaisir, à eux ses petits. La femme ne bouge pas, ne tente aucun geste vers celui qui erre dans cette pièce. Il revient de là où elle ne peut imaginer l’indicible. Elle a entendu ces choses horribles, sur la déportation, les camps. Elle a peur de ce qu’il a vécu, peur qu’il soit mort en-dedans. Elle le regarde caresser du bout des doigts chaque visage sur les photos au mur. Sa sœur, son frère, lui, son père, sa mère bébé et jeune femme, son grand-père à peine connu. Elle se rapproche, lui tend une photo, sa voix tremble, “J’ai retrouvé cette photo dans son tablier.” De sa main maigre, presque squelettique, il la saisit. Elle ne peut plus retenir ce qu’elle veut lui dire depuis qu’il est descendu du car et qu’elle l’a reconnu. “Elle a lutté pour vous attendre. Chaque matin, elle allait voir monsieur le maire pour lui demander s’il avait de vos nouvelles. Monsieur le maire, il a un cousin qui connaît un monsieur de Paris important qui travaille dans les fichiers ou quelque chose comme ça. C’est par lui qu’il a appris à ta grand-mère que vous aviez été tous arrêtés et emmenés mais il ne savait pas où.“ Elle se tord les mains, sa voix tremble de plus en plus. “Elle est tombée malade d’attente. Elle n’écrivait plus ses comptes, ni ses recettes, oubliait de se nourrir. Je venais tous les jours avec une soupe pour la lui faire manger. Elle restait des heures à sa table. Chaque jour, elle vous écrivait une lettre. C’est ce qui la faisait tenir. Elle en voulait au monsieur de Paris de ne pas savoir où vous étiez prisonniers pour vous envoyer ses lettres. Alors elle les gardait dans son étagère, avec vos dessins, au cas où il aurait enfin les renseignements. Et puis, le mois dernier, monsieur le maire est venu lui annoncer que vous ne reviendriez pas. Vous n’étiez pas sur la liste des rescapés. Elle n’a rien dit, comme si elle savait déjà. Quand je suis revenue le lendemain avec la soupe, elle était couchée,…Mon dieu, mon petit.” Sa voix se brise en sanglots. Il se laisse prendre dans les bras de sa grand-tante. elle en a besoin. Lui est dénué de toute capacité de réaction, l’émotion terrée au fond de lui. Sa grand-mère est partie, elle aussi, victime de cette monstruosité. Sa fille unique était tombée amoureuse d’un commerçant en draperie sur Paris. Elle l’avait suivi et épousé malgré les réticences de la belle-famille envers cette jeune femme non juive. Trois enfants d’âge rapproché étaient nés. Il avait été décidé que chaque vacances scolaires seraient auprès de leur grand-mère. L’air de la campagne étant bien meilleur que celui de Paris et ça les soulagerait de ne pas avoir à les occuper. Le magasin leur prenait énormément de temps. Décision fortement applaudie par les enfants. La campagne et leur grand-mère étaient leur paradis. Puis la guerre est arrivée, l’occupation et l’étoile jaune aussi. Ils avaient été arrêtés un matin très tôt, poussés en dehors de chez eux, dans les cris, la terreur, l’incompréhension. Le début de leur confrontation avec l’horreur.
Il regarde la photo. Elle date de 1934, l’année de ses 12 ans. Il se rappelle parfaitement ce moment. Ses parents lui avaient offert un appareil photo Scoutbox de la marque Lumière pour son anniversaire. C’était en fin d’après-midi. Il voulait faire une photo de sa grand-mère. Elle était assise, devant ses cahiers, son encrier, avec le poisson du moment comme compagnie. Son regard posé sur une feuille blanche, elle avait cette moue dubitative, signe d’une réflexion contrariée. Il prend les lettres entassées dans l’étagère d’une main tremblante. Il n’entend pas sa grand-tante sortir. Il lève les yeux pour un dernier regard sur cette pièce. Tout est figé comme sur la photo.
Son regard s’attarde sur le bocal, vide.