C’est le dernier jour. J’essaie de ne pas trop penser à demain et de me concentrer sur les dernières heures. Je sais que son père arrivera en fin de matinée, vers 11h. On lui proposera de rester déjeuner avant de repartir, et il feindra de ne pas pouvoir. Il ne veut pas repartir trop tard pour avaler les kilomètres et être en forme pour la reprise. Il ne résistera pas longtemps et il acceptera de s’attabler. Ce sera la période de transition, elle passera de mes genoux à ceux d’Éliane, picorant dans nos assiettes et elle aura envie de montrer tous ses trésors à son père. Elle mangera en dessert le dernier petit suisse avec du sucre, que je lui fouetterai dans son bol bleu. Ils partiront juste après le café, dans lequel elle aura trempé un sucre pour faire un canard, en croyant qu’on ne l’a pas vue faire.
Depuis quinze jours, notre vie est à nouveau pleine. Non pas que nous soyons vraiment tristes ou désœuvrés le reste du temps : en prenant de l’âge, le quotidien suffit à emplir les journées. Mais quand elle repart, on prend conscience de ce qui manque : la vie spontanée et gaie, du mouvement et de la tendresse inattendue, qui remplissent complètement l’existence.
Chaque année, c’est pareil. Quand, début juillet, la voiture s’arrête dans l’allée gravillonnée, la portière s’ouvre et elle déboule dans nos bras. Elle n’arrive pas à faire le tour de nos grands corps, mais elle enfouit sa tête entre les nôtres. Je respire bien fort son odeur, mélange du chocolat des biscuits avalés pendant le trajet et du shampooing à la pomme que sa mère a pris soin de lui faire la veille.
Cette année, elle a vraiment grandi. Elle a repris possession des lieux en un éclair, sans aucune hésitation. Elle reste notre toute petite qui aime se faire dorloter, mais elle a beaucoup mûri. Elle nous a régalés de ses réflexions pertinentes et on a pu avoir des échanges encore plus riches. Elle n’a plus besoin d’aide pour jouer aux 7 familles, même si ses petites mains de moins en moins potelées peinent encore à tenir l’éventail de cartes. Elle me suit comme mon ombre au potager, pique souvent des fraises et des framboises. Avec Éliane, elle passe de longs moments à dessiner, à collecter, à créer toutes sortes de choses.
Le point culminant de la quinzaine, c’est toujours le pique-nique. On l’organise le dimanche du week-end du milieu et c’est tout un rituel. S’il pleut, on le prend sur la table de la cuisine, mais le plus souvent on peut compter sur le beau temps. Éliane et la petite s’occupent de préparer les victuailles la veille : le rôti que l’on mangera froid, la mayonnaise, les chips pour l’apéritif et les meringues pour le dessert. Moi, je suis chargé de nous trouver un point de chute. J’étale la carte de la région sur la table et je prends le temps de la réflexion. Il faut partir suffisamment loin de la maison pour donner un petit goût d’aventure à l’expédition, mais pas trop loin non plus pour ne pas passer trop de temps en voiture. Je cherche aussi la proximité de l’eau, rivière ou lac, pour pouvoir emmener mon matériel de pêche et installer ma ligne. Bien sûr, ce jour-là, je n’ai pas d’objectif précis, et mon but n’est pas de faire la partie de pêche de l’année. Le plus important est de passer du temps avec elle ; alors je m’installe au bord de l’eau et je ne réclame même pas le silence nécessaire aux meilleures prises. Au contraire, j’aime l’écouter se raconter ses petites histoires avec deux bâtons et trois cailloux, juste à côté de moi.
Cette année, on est allé à Merry, près des rochers du Saussois. On a garé la voiture dans le chemin, on a tout déballé pas trop loin et on s’est régalés de notre festin traditionnel. Éliane avait pris son pliant pour tricoter confortablement. La petite et moi, on a pris nos quartiers au bord de l’eau. Cette année, elle sait lire. Elle m’a lu à haute voix une histoire de petit chat, qu’elle a trouvé dans la bibliothèque de sa chambre.
Quand ça a mordu, au bout d’une petite heure, elle a foncé entre mes jambes pour m’aider à tenir la canne. C’est moi qui mettais toute la force, mais elle y a mis tout son cœur. Elle serrait ses mains sur les miennes et sa petite langue sortait même de sa bouche tant elle était concentrée. On a sorti deux beaux brochets et elle a alors tout lâché pour courir annoncer la grande nouvelle à sa grand-mère. Elle lui a raconté l’exploit en moulinant avec ses petits bras pour imiter la remontée du fil. Tout en défaisant le double hameçon, je l’observais s’agiter gaiement, dans son petit maillot bleu qu’Éliane lui a cousu au début du séjour. Je suis revenu avec l’épuisette, et je lui ai proposé de la prendre en photo avec les poissons. Elle ne s’est pas fait prier et les a hissés à la force de ses petits bras, rayonnante. Elle portait un de mes vieux chapeaux, que je lui ai donné l’an dernier. Elle m’a dit que c’était son chapeau magique pour mieux pêche,  et je ne l’ai pas contredite.
Elle repart demain et moi, dès mardi matin, à l’ouverture, j’irai porter la pellicule de ce séjour au petit photographe du village. Je le fais chaque année et je prends soin de tout consigner dans un album avec de belles légendes. Je le fais pour elle, pour lui envoyer ensuite et imaginer son sourire en découvrant les images. Mais je le fais aussi pour prolonger ce temps suspendu qu’elle nous offre et m’assurer d’exister toujours dans son avenir.
Pour le moment, on va aller arroser une dernière fois le potager. On dînera ensuite sur la terrasse et elle réclamera sans doute une partie de Mille Bornes. On n’arrêtera qu’une fois qu’on n’y verra plus assez clair et alors on rentrera pour la coucher. Éliane la bordera, je lui raconterai une dernière histoire d’animaux et nous laisserons la porte entrouverte.
Demain va venir vite. Je ne veux pas trop y penser.
Je veux profiter de chaque minute avec elle pour tenir ensuite plusieurs mois sans la voir.