Texte de Khea – « L’ami Ricoré » *

C’est une vraie fournaise. On a pourtant baissé les stores, laissé les portes et fenêtres ouvertes de chaque bureau pour tenter de créer un courant d’air. Initiative improductive, la canicule de ce mois de juillet est sans pitié. Chaleur, sudation. Quelques chanceux se sont équipés d’un mini-ventilateur de table, Calor est devenu leur meilleur ami.

Je finis de trier les factures : celles réglées, celles en attente de règlement, celles en recouvrement. Puis chaque catégorie va rejoindre son classeur suspendu attitré, dans l’armoire métallique réservée aux dossiers du service comptabilité. Ce sera la dernière tâche de cette journée, veille de mon départ en vacances. De retour à ma place de travail, je range stylos, stabilo, agrafeuse, calculatrice, post-it, dans le tiroir du haut de mon bureau et le ferme à clé. L’expérience m’a appris que ces fournitures peuvent s’évader pendant une absence un peu prolongée. Évasion ayant bénéficié d’une complicité évidente intramuros​. Le tiroir devient quartier de haute sécurité. Les deux autres aide-comptables avec lesquelles je partage mon espace de travail, commencent à ranger aussi.
« Alors Patricia, encore le Loiret ? Tu ne te décides toujours pas à aller explorer des contrées plus lointaines, dépaysantes ? Pourquoi tu ne tentes pas les vacances en club ? Tu pourrais faire des rencontres, plutôt que de t’enterrer dans le fin fond du 45, entre les champs de maïs et les sangliers. Les plages de sable fin, le soleil qui te donnerait bonne mine, ça te changerait. »
Sylvie, mère de deux bambins de 3 et 6 ans, persuadée de savoir ce qui est bon pour les autres. Entre autres, de son avis personnel, raccourcir les vacances scolaires, abroger les mercredis sans école, et interdire à l’éducation nationale le droit de grève.
« Elle a raison. J’y vais tous les ans, en village vacances, avec une copine. C’est sympa, de l’ambiance, des soirées animées. ​Vacances, j’oublie tout, plus rien à faire du tout,​ … » Gisèle, célibataire depuis trop longtemps, secrètement désespérée, publiquement se vante de ce choix de vie totalement assumé.
 » Patricia préfère ses vacances Ricoré. La campagne, la famille, l’ami Ricoré tous les matins. » La coupe Sylvie en s’esclaffant, et c’est parti pour la chorale

Le soleil vient de se lever,
Encore une belle journée
Et il va bientôt arriver,
L’ami Ricoré
Il vient toujours au bon moment
Avec ses pains et ses croissants,
L’ami du petit déjeuner,

L’ami Ricoré.
Il choisit toujours la bonne heure,
Celle où on chante tous en chœur,

L’ami du petit déjeuner,
L’ami Ricoré.

Ça, c’est leur mise en boîte préférée. Lorsque cette pub est sortie sur les écrans de télé, j’ai eu la bêtise de dire que j’en buvais tous les matins en vacances chez mes grands-parents, dans le Loiret. Depuis, elles se croient irrésistiblement drôles et me l’infligent à chaque départ en vacances ou week-end prolongé. Elles sont fatigantes de stupidité prévisible mais ne le savent pas. Je ne leur dis pas non plus. Leurs vacances ne me font pas particulièrement rêver. Pour l’une, version célibataires entre filles, journées interminables au bord de la plage, bikini ou monokini, crème vache à traire ou huile de monoï, lunettes de soleil, bronzette carpette et cancer de la peau. Pour l’autre, vacances familiales, parcours du combattant assuré à chaque partie plage : parasol, serviettes, bouées, ballon, jeux de plage, seau, pelle, etc. Tartinage des enfants de crème solaire, les surveiller, s’excuser auprès de la dame qui a reçu le ballon sur la tête pendant sa séance UV en direct, supporter le caprice du petit dernier qui vient de faire tomber sa glace dans le sable, puis ramener tout ce petit monde au camping avec 5 kgs de sable et coquillages en prime. Je préfère mes vacances Ricoré. J’arrache la page du bloc de l’éphéméride, vendredi 9 juillet 1983, leur fais un signe de la main sans les regarder et sors du bureau. Une me crie “Envoie-nous une carte postale”, éclats de rire du duo.
Fatigantes.

-o0o-

La canicule est accablante, comme partout en France. Je pense à mes collègues, qui passent du sable brûlant à l’eau rafraîchissante de la mer. ​Vacances, j’oublie tout, plus rien à faire du tout​. Vacances, rien à faire tout court, sur le thème ​platitude.​ Le charme sans surprise de ma villégiature Ricoré à Dammarie-en-Puisaye, petite commune du Loiret, 176 habitants au dernier recensement. Mais moi, je ne suis pas dans cette partie la plus peuplée. Je suis chez mes grands-parents, au lieu-dit, Les Maillards. À part leur voisin retraité de l’autre côté des champs, rien autour de cette vieille maison de plain-pied. Enfant, je trouvais ça chouette d’y passer mes vacances. Arroser le jardin avec papi, aller au village avec mamie sur nos vélos, sortir en courant de la maison au coup de klaxon de la camionnette du boulanger qui passait deux fois par semaine. Le pain sentait bon. Le facteur, sur son vélo, figure emblématique du village ne manquait pas de s’arrêter chez mes grands-parents à la fin de sa tournée, à part le dimanche. Qu’il ait du courrier ou non pour eux. Il prenait un canon avec mon grand-père en discutant de la chasse du dimanche suivant. Midi sonnant au loin, il repartait sur son vélo qui avait du mal à rouler en ligne droite. Il faut reconnaître que les chasseurs ne manquaient pas sur sa tournée. Aujourd’hui, c’est un autre facteur, en Renault 4 jaune. Il dépose le courrier sur la fenêtre côté cour et repart. Mon grand-père ne va plus à la chasse, l’ancien facteur non plus.

Ce matin, la chaleur est déjà étouffante, elle retarde mes efforts pour me lever. De ma chambre, j’entends ma grand-mère préparer le petit-déjeuner, sur la table de jardin, sous l’ombre bienfaitrice de la vigne palissée sur la pergola. Elle a mis la nappe à carreaux rouges, sorti le bol pour chacun, le mien a mon prénom et presque mon âge. Le pain, le beurre, le couteau à beurre, la confiture, les petites cuillers, et la boîte de Ricoré. Le lait chauffe doucement sur la gazinière. Je ne bouge pas, aux prises avec une somnolence insistante. L’horloge comtoise du salon vient y mettre un terme en faisant résonner son marteau sur la cloche. La tête calée sur mon oreiller, les yeux fermés, je compte les coups. 1… 2… Petit rituel du matin. …7…8…attention 9… j’ouvre les yeux, le portail s’ouvre en grinçant, synchronicité parfaite encore une fois. Tout se joue sur le dernier coup de 9h, ni avant ni après. C’est le signal que la grasse matinée doit s’achever, et celui de l’arrivée du voisin de l’autre côté des champs. Pas un retard ni une seule absence à son actif. Il pousse le portail, fait son apparition dans le jardin, dégoulinant de sueur, soufflant très fort, il se laisse tomber sur la chaise pour reprendre sa respiration. Il enlève sa casquette, prend le mouchoir collé au fond pour s’essuyer le front, le cou, puis l’agite comme un éventail. Il fait un signe de la main pour saluer, incapable de parler durant quelques minutes. Une bonne quinte de toux pour dégager les bronches et le voilà enfin qui retrouve sa capacité de parole. Il en fait la démonstration avec la même phrase qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il fasse caniculaire, inlassablement à chaque fois.

« Le beau temps c’est celui qui ne dure pas longtemps. Si la chaleur dure, ça brûle les récoltes et si c’est la pluie, ça les pourrit.”

Je ne sais pas si c’est de lui. Ça fait plusieurs années qu’il s’invite tous les matins à 9 heures. Il prétexte sa promenade du matin, l’occasion de s’arrêter pour leur souhaiter la bonne journée et discuter un peu puisqu’il passe devant leur portail. Ma grand-mère, ça la fait sourire, elle n’est pas dupe. Elle a compris qu’il se sent bien seul, alors elle sort un bol pour lui aussi. C’est vrai que ça ressemble un peu à l’ami Ricoré, finalement. J’y ajouterai quand même quelques modifications, par exemple :

Le soleil vient de se lever,
Et il tape fort de bonne heure
Encore une belle journée
La même qu’hier, ennui et chaleur
Et il va bientôt arriver
Pas de risque qu’il oublie
L’ami Ricoré
Et quel ami !
Il vient toujours au bon moment
Et jamais en retard
Avec ses pains et ses croissants,
Jamais vu ça de sa part
L’ami du petit déjeuner,
Et de l’apéro aussi
L’ami Ricoré
Le vieux Henri
Il choisit toujours la bonne heure,
Fuseau horaire : son estomac.
Celle où on chante tous en chœur,
Après l’apéro, à lui seul c’est l’opéra.
L’ami du petit déjeuner,
C’est Riton
L’ami Ricoré
Ne fait jamais faux bond.

Je me lève, l’ami Ricoré me chante de profiter de ce temps en famille. Tout à l’heure, on ira acheter une carte postale avec Mamie.
À la ville.


(Cette nouvelle de Khea n’est pas sponsorisée).
Mais juste pour bien vous ré-enfoncer l’air dans la tête… voici différentes versions de ce grand classique de la culture française
(musique composée par Gotainer, soit dit en passant, qui fit fortune avec nombre de ses tubes de pub à l’époque) :

Et pour finir celle-ci, sans doute la jeunesse de Riton, le personnage de Khea…

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un texte qui respire bon les vacances d’autrefois , en famille et ça fait du bien servi par une très jolie description , j’aime beaucoup.
Pour RICORE, j’ai une grande préférence pour « l’ami déchiré  » ( grande fan des Nuls , de ma génération)

Très agréable à lire comme toujours. La ricoré mise à part (je n’ai jamais aimé ça, mais c’est ce que buvait mon grand-père), j’ai retrouvé des souvenirs, proches des miens, ces vacances à la campagne, les grands-parents, les balades avec les uns ou les autres, j’avais l’impression de revivre tout ça. Et ton écriture est toujours aussi fluide et agréable à lire. 

Moi non plus, je ne suis pas fan de ce breuvage. En revanche, cette description des vacances en famille chez papy & mamychérie, ça sent le vécu jusque dans les moindres détails. Ça contrebalance la première partie toute pétrie de caricatures. Un peu comme si ce premier paragraphe passé, on pouvait alors se régaler. Une tranche douce de souvenirs d’autrefois.

on « sent », on « voit », on « hume » tout dans ton texte. Bravo, c’est très bien écrit. Pur plaisir, d’ailleurs, tiens, je pars, je me casse, je planque mes affaires dans mon tiroir et ciao-bye-bye ! 😉

Ce Riton, finalement, quel séducteur…

Merci pour ce texte, deux parties très contrastées. Le monde un peu caricatural du bureau, le monde carica-rural des vacances en famille. Mais c’est suffisamment réaliste pour penser que je connais tes collègues et que ta mamy doit connaître la mienne 🙂
Ricoré, c’est ta chanson-boisson à toi. Je remarque que ce thème amène pour le moment systématiquement quelques mélodies. Merci pour ces vacances.

Oui, bonjour l’ami(e) Ricoré,

Bon, je me répète puisque je l’ai déjà dit par erreur dans les commentaires de Zazie mais mais mais mais mais, même que c’est peut-être dommage que ce voisin ne soit pas l’objet du déplacement. Je l’aurais bien vu au début en filigrane, avec la litanie des collègues et finir avec cette aventure amoureuse, chaque été, insoupçonnée et restant pour l’un comme pour l’autre un hors temps, un printemps peut-être.
Voilà, c’est dit et je vais tenter de faire plus attention pour les textes suivants. Ouf !

Oula, je suis désolé, je n’ai pas bien compris : tu veux dire que tu aurais vu une histoire amoureuse entre le personnage d’Henri et la narratrice ? Je ne sais pas si ça fonctionnerait puisque le comique réside entre autres sur le fait que le voisin est tout sauf sauf le sympa Rico, mais est plutôt le pocherons boulet du coin… Cela impliquerait je pense de tout revoir comme approche (mais je n’ai peut-être pas bien compris la remarque).

Je n’avais pas fait attention au prénom, ni au pochetron mais j’aimais bien l’image « du voisin de l’autre côté des champs », une sorte de voisin, clef des champs. Et cela, me semblait-il (les histoires de chacun nous en racontent parfois d’autres), aurait fermé, sans qu’elles le sachent, le clapet aux médisantes… mais tu as tout à fait raison, c’est une autre histoire, une autre approche.

Je préviens qu’il sera interdit de me dégainer Petit Poney et les Bisounours ici. On a un rang à tenir et je sens arriver l’escalade.

La pub Ricoré comme marqueur culturel et générationnel mine de rien… Bon, c’est bien drôle. J’ai imaginé Khéa devant son clavier en train de compter les pieds sur ses doigts (comme dit Nougaro, encore lui). Melle47 parle de caricatures au début : certes, oui, mais je ne trouve pas cela gênant du tout. D’abord de telles caricatures, j’en ai déjà croisé (il y a des gens qui réussissent à être parfaitement leur caricature et là il s’agit tout de même dès le début d’annoncer les joyeusetés qui vont suivre, et même le délire parodique de la chanson. Chanson réécrite qui réussit habilement à nous sortir de la focalisation du récit, (car c’est une adresse directe au lecteur en fait, et donc une rupture dans le traitement de la fiction). Mais ça fonctionne car on est entraîné joyeusement depuis le début. On a à ce niveau complètement adhéré à toute fantaisie venue ou à venir car on s’est fait piéger aussi par la nostalgie gloussante. Enfin, la chute : juste 3 mots, qui soudain prennent un sens trèèèès lourd. On sent qu’à la ville, ça va faire du bien d’y aller, et que c’est très attendu. Bravo.
Bon : on ne dira pas que Khéa nous a réussi là un braquage, un véritable holp up à la nostalgie et au rire attendri, à la référence partagée (car on parle d’un temps / que les moins de vingt ans / ne peuvent pas connaître) et au pilonnage toujours jubilatoire des gros lourds, mais on le pensera très fort. Donc, méfiez-vous d’elle, elle est armée.

Rien à ajouter à ces commentaires, Khéa ! Enfin… si j’osais… « c’est du Khéa » ! J’aime tout, du début à la fin.
Bain de chaleur, bain de jouvence. Bravo !