Texte de Raminagrobis

Hier soir aux alentours de 22 heures, Monsieur Gaston Poiral est décédé d’une crise cardiaque à son domicile suite à « de trop gros efforts sur son vélo d’appartement » selon sa femme Lucette.

Si vous voulez rendre un dernier hommage à cet ancien de la marine marchande plus connu des Saint Georgeais en tant qu’employé municipal au cimetière du Coteau, l’enterrement aura lieu en ce même cimetière où il a tant œuvré pour nos chers défunts, samedi 4 novembre à 16 heures.

 

Gaston est mort et c’est tant mieux !

Il fallait lui faire à manger et c’était la barbe avait avoué Lucette à la concierge.
Lucette vit seule avec Cachou maintenant. Cachou mange des croquettes, c’est plus simple. Si Gaston avait mangé des croquettes lui aussi, Lucette l’aurait peut-être mieux aimé…
Mais Gaston était un homme, un homme qui bouffe, un homme qui boit, un homme qui frappe.
Cela faisait plus de quarante ans qu’il avait cloîtré Lucette dans cet appartement face à la mer grise. Ça lui rappelait ses années dans la marine marchande à Gaston. Mais Lucette elle, ça ne lui rappelait rien. Et sûrement pas sa vie d’avant, derrière le comptoir de la joyeuse Brasserie du Centre. Sa vie sans Gaston. Avant son erreur au long cours.
Enfermée dans la chambre, pour échapper aux provocations avinées de son mari, Lucette observait souvent la dame d’à côté. Elle recevait beaucoup d’amis. Lucette voyait toujours la camionnette du traiteur stationnée devant la Villa Myosotis. Avec ses invités, cette femme riait, jouait aux cartes, dansait. Même en plein hiver, la mer était bleue pour elle.

Gaston est mort et c’est tant mieux !

Une crise cardiaque, alors qu’il s’acharnait sur elle avec ses mots, avec ses poings. Cette mort brusque avait figé à jamais l’expression de haine sur son visage de méchant vieillard. Lucette n’avait pas pleuré, pas crié, mais simplement appelé la concierge, qui avait appelé les pompiers, qui avaient appelé les croquemorts…
Lucette enfile sa blouse grise et prend la laisse de Cachou. Elle ne sert plus qu’à promener le chien désormais…la laisse, pas Lucette ; parce que Lucette, maintenant, elle sert à autre chose qu’à recevoir les coups de Gaston. Elle sert de cuisinière à Claudia, la dame d’à côté. Et elle adore ça, Lucette. Avant de rentrer chez elle, le soir, il lui arrive même de surfer sur le net avec sa patronne. Elles regardent des recettes, des paysages, des robes et parfois même, des hommes.

Gaston est mort et c’est tant mieux !

Pour Lucette mais pour sa voisine aussi. Bien sûr, Claudia invite toujours ses papillons, « sa bande de pique-assiettes », comme elle dit… mais c’est surtout pour Lucette maintenant. Elle aime tant cuisiner ici, elle a tellement besoin de cette gaîté, de cette légèreté, de cette joyeuse agitation et des compliments qui fusent : « Quel délice votre tarte au citron ! Quelle merveille votre blanquette, Lucette. Elle en a de la chance, Claudia, de goûter chaque jour à vos petits plats ! »
Si elle s’écoutait, Claudia, elle ne verrait plus que Lucette. Ses expressions Saintongeaises, Comment ça va t’y ? Aïlle-donc ! Hé ben mon heu ! Ses poils aux pattes, ses yeux écarquillés devant l’ordinateur, ses fous rires aux cartes, sa douceur avec Cachou, sa gentillesse avec la concierge, les vendeuses dans les magasins et surtout avec elle, Claudia.

Une vraie Lucette et c’est tant mieux !

Lucette se dit qu’elle peut enlever le gris, tout le gris.
Déjà la mer n’est plus jamais de cette couleur, elle est d’argent par mauvais temps et d’azur sous le soleil.
Claudia a emmené Lucette au grand magasin dans sa petite Fiat rouge. Elle a poussé son amie dans la cabine d’essayage avec plein de cintres chargés de jaune, de vert et de rose.
Lucette a laissé glisser à ses pieds sa triste blouse couleur de pluie, comme une vieille peau.
Pendant quelques minutes, elle a osé contempler ses épaules voûtées et son dos malmené. Les zébrures étaient déjà moins visibles depuis six mois sans coups.
Alors, elle a passé la robe verte, la veste jaune et le foulard rose puis elle s’est plantée devant Claudia :
– Ça fait pas trop carnaval ?
– Non, ça fait trop… la nouvelle Lucette!

Par Raminagrobis

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Raminagrobis commence son texte comme un texte tragique : rubrique nécrologique, on imagine déjà la suite, cérémonie funéraire et gens en deuil… Et puis non. Elle choisit ensuite de superposer mort et renaissance. Finalement, le défunt ne « manquera » pas tant que ça, et on ne le pleurera pas beaucoup… Car ce défunt était un sale type. Avec cette pirouette, soulignée par la petite ritournelle « Gaston est mort et c’est tant mieux ! » Raminagrobis transforme rapidement ce texte annoncé comme funèbre en histoire virevoltante, joyeuse, pétillante. Et on est embarqués dans cet élan-là, totalement en symbiose avec Lucette ! Finalement, c’est comme si nous aussi, on avait attendu le décès de Gaston depuis des années, comme si nous aussi, on pouvait enfin se permettre de reprendre goût à la vie, au dehors, à la joie. Raminagrobis parvient bien à rendre ce bouillonnement retrouvé, à nous embarquer dedans. En témoigne le changement, à sa dernière utilisation, de son « refrain » : exit Gaston, c’est désormais de Lucette seulement que l’on parle, elle s’est réincarnée pleinement, et n’existe plus par opposition à Gaston. Et nous lisons ainsi un texte qui « donne la pêche », qui nous invite nous aussi à transformer la grisaille en argent, alors qu’il s’ouvrait sur l’annonce d’un décès… Chouette renversement !

Je pense, Raminagrobis, que tu pourrais équilibrer davantage ton texte en donnant plus d’épaisseur au personnage de Claudia. En l’état actuel des choses, elle est, finalement, une sorte de « faire valoir » pour la renaissance de Lucette, mais elle n’est à mon sens pas totalement « campée ». Par exemple, ces « pique-assiettes », d’où viennent-ils, pourquoi sont-ils dans sa vie, etc… D’où vient-elle, qu’a-t-elle vécu avant ? Il ne s’agirait pas, bien entendu, de nous faire sa biographie par le menu, mais de nous livrer, par petites touches par-ci par-là quelques éléments de sa vie perso, comme tu le fais pour Lucette. Je crois que, comme par effet de miroir, plus tu « installeras » Claudia, plus tu renforceras aussi Lucette, dans un beau duo pleinement incarné.

J’adore ton texte. Tout, le choix du l’intrigue et l’écriture… Les personnages sont bien campés et malgré le sujet tragique, le ton est léger, voire un peu humoristique : « la blanquette Lucette » ou encore les expressions locales, j’aime bien, ça donne à respirer et ça lève un peu le côté dramatique.
C’est vrai aussi qu’on aimerait en savoir davantage sur cette voisine un peu particulière .
En tout cas et même si on regrette un peu qu’elles n’aient pas fait plus tôt connaissance, longue vie à Lucette & Claudia, leur amitié les portera loin…

Moi aussi, j’aime beaucoup ton texte, et surtout l’idée de « non-remords » et de renaissance. Je trouve que c’est très bien vu l’histoire des habits colorés en fin de texte, car c’est exactement ça que j’ai ressenti à propos de Lucette tout au long du texte : elle devenait de plus en plus lumineuse, pleine de couleurs.

J’ai d’abord pensé à un texte comique. La formulation du journal fait sourire, les circonstances sont cocasses. Puis, je me suis crispée en découvrant ce Gaston et surtout l’enfer vécu par Lucette. Puis j’ai souri de nouveau en la voyant s’éclairer progressivement. Merci pour ces émotions variées ! Et puis ton texte nous rappelle qu’un fait relaté dans la presse ne prend jamais en considération, par définition, la personnalité des protagonistes. Quand on lit cet article de journal, on est désolé pour ce pauvre homme…dont on sait finalement si peu de choses !

Merci pour ces 4 commentaires très positifs. J’essaierai de modifier mon texte en donnant plus de corps à Claudia comme vous me le conseillez si justement.