Elle ne l’avait pas prévu.
Elle n’avait pas prévu que sa vie allait changer. Par hasard.
C’était l’année dernière. Dans le métro. A l’opposé de son wagon, un attroupement. Elle comprit qu’une agression venait d’avoir lieu. Encore. Un fait divers qui ne ferait même pas quelques lignes dans le journal. Alors qu’une personne était choquée, blessée. Au mauvais endroit. Au mauvais moment. Le groupe descendit à la station suivante, soutenant la victime, veste déchirée et hématome sur la joue. Pour Elisa, il restait quelques stations. Elle ressassait son amertume. Une petite vie à se morfondre entre un boulot alimentaire à mi-temps et un studio impersonnel. Sans amis. De vagues connaissances tout au plus. Jeune, elle avait rêvé de tellement plus. Elle se voyait écrivain. D’ailleurs, c’est pour ça qu’elle avait pris ce travail : il lui laissait du temps pour écrire. Ce qu’elle avait fait. Deux manuscrits. Et uniquement des réponses négatives. Quand les éditeurs daignaient répondre. Le mi-temps provisoire était devenu durable et à peine suffisant. Découragée. Elle n’écrivait plus. Plus d’envie. Plus d’idées.
Elle ne l’avait pas prévu.
Elle se demandait encore pourquoi elle avait traversé le wagon pour sortir par l’autre porte. Le hasard vraiment? En remontant le wagon, elle gardait la tête baissée, son regard errant sur les sièges. Et, sous le dernier siège, un carnet. Rouge. Elle se pencha pour le ramasser. Il avait dû tomber d’une poche, d’un sac pendant l’agression. Elle le feuilleta rapidement pour voir si elle trouvait un nom. Un numéro. A première vue, rien. Difficile de le rendre dans ces conditions. Elle le mit dans son sac pour le regarder plus attentivement chez elle. Ce qu’elle fit. Avec un verre de vin rouge. Elle prit le temps de « lire » les différentes listes – Pain, eau, chaussettes, Céréales – appeler dentiste, RV Myriam, Anniversaire Maman. Et le reste. Bref, elle lut l’intégralité du carnet. Et but la presque totalité de la bouteille. D’où peut-être son idée.
Elle ne l’avait pas prévu.
Le succès. De son manuscrit. Elle l’avait envoyé à quelques éditeurs. Et on l’avait rappelée. Après quelques retouches, le livre était sorti. Dans les librairies, elle ne se lassait pas de voir la couverture. Avec son nom dessus. Elle avait donné quelques interviews, elle racontait toujours la même histoire : le roman était fortement inspirée de sa famille. Qui depuis lui en voulait. Elle savait que les gens aiment les histoires « presque » réelles. Avec des histoires autour de l’histoire. Alors, voilà, elle avait inventé ce bannissement familial suite aux révélations de secrets honteux. Elle, elle savait qu’elle n’avait pas fait de mal. Du moins, à sa famille. A l’autre ? Elle préférait ne pas y penser. Elle était très douée pour faire l’autruche, Elisa. Le tourbillon médiatique lui permettait d’éviter de penser. Et maintenant, on parlait de faire un film tiré de son roman.
Elle ne l’avait pas prévu.
Elle n’avait pas prévu que tout ça l’empêcherait de dormir. Elle avait préféré savourer. Persuadée qu’elle avait si bien travesti les choses qu’elle ne risquait rien. Pourtant, maintenant, elle avait peur. Elle était toujours angoissée, sur les nerfs. Et si elle était découverte ? Et si la fille se jetait sur elle lors d’une émission ? Dans la rue ? Comment faire ? Comment avouer maintenant ? Que rien n’était vrai. Qu’elle avait juste enrobé. Réécrit. Changé les noms. Essayé de camoufler les choses. Son inspiration ne venait pas de sordides histoires de familles. Mais d’un carnet rouge. Où la presque totalité du texte existait déjà. Elle avait fait plus que s’en inspirer. Et son éditeur qui réclamait au plus vite un deuxième livre, pour surfer sur la sortie du film inspiré du premier. Et elle n’y arrivait pas. Paralysée par la peur. Et le manque d’inspiration.
Elle ne l’avait pas prévu.
Qu’elle ne tiendrait pas. Qu’elle était incapable d’écrire quelque chose de valable. Qu’elle n’était qu’un imposteur. Alors, elle disparut. Les ventes de son premier roman repartirent de plus belle, boostées par le mystère de sa disparition. Personne ne sut ce qu’Elisa était devenue. Personne ne comprenait qu’elle puisse se priver d’un tel succès. Alors on commença à se demander si sa disparition était volontaire. Si on ne risquait pas de retrouver son nom, dans la rubrique faits divers plutôt que littéraire. On chercha, on fouilla. Puis le temps passa. Plus d’Elisa. Devait arriver ce qui arriva. Comme elle le souhaitait finalement, on l’oublia.
Par Ademar Creach