Texte d’Emije – « Elle ne demande qu’à se réinventer »

En avril, par une belle journée de printemps, Thomas arrive en gare d’Angers à une heure où les provinciaux prennent le temps du déjeuner. Thomas semble un peu perdu et en même temps un vague sentiment d’inconfort l’envahit. Il a juste une adresse et une paire de clefs transmise par un cousin éloigné ainsi que quelques lignes écrites sur un morceau de papier : « Elle est pour toi, tu en feras ce que tu voudras ».

Mais le voyage de Thomas n’est pas terminé. Il attend patiemment la ligne 2 qui l’y emmènera. Il profite de quelques rayons de soleil pour terminer les quelques pages de son livre débuté dans le train. Après une bonne heure et demie de trajet, Thomas arrive enfin en pays fléchois.

Il rejoint en plein centre-ville la location qu’il a prise pour s’y installer, pour une durée encore inconnue. La propriétaire, une dame d’une soixantaine d’années l’accueille avec beaucoup de gentillesse et de tendresse.

Thomas est admiratif de sa beauté, de son sens du contact, de son envie de renseigner et d’aider en lui indiquant les restaurants, les lieux à visiter. Mais la raison profonde de la venue de Thomas n’est pas celle d’un touriste en quête de paysages, de monuments, de ballades, de découvertes… Elle est toute autre.

Clémentine lui a préparé une confiture et un gâteau maison pour son petit-déjeuner. Cette dame est tout bonnement attendrissante. Il a envie d’échanger un peu plus avec elle mais il semble assez pressé. Afin d’interrompre avec tact et diplomatie la conversation il lui indique qu’il a un rendez-vous dans une demi-heure et qu’il ne peut s’attarder. Clémentine s’excuse et lui dit qu’il peut compter sur elle s’il a besoin de renseignements particuliers.

Ils se disent au revoir par une poignée de mains. Clémentine lui entoure la main de ses deux mains afin de le rassurer et le réconforter, une attitude maternelle qui lui va superbement bien. Néanmoins elle perçoit une main moite et froide. Thomas mal à l’aise la retire assez rapidement.

Après quelques minutes passées à installer ses affaires Thomas se rend à l’adresse indiquée. Il en a à peu près pour une dizaine de minutes à pied. Son téléphone qu’il considère un peu comme un fil à la patte lui sert de GPS. Il aperçoit au loin la devanture. Il reste devant quelques instants et se met à pleurer. Des larmes de joie et de tristesse coulent sur son visage. Ses émotions se succèdent, s’emberlificotent, essayent de trouver un support sur lequel se poser. En vain, elles ne sauront où aller.

Thomas dégage une belle douceur et sensibilité mais il ne le sait pas encore. La vie se chargera de lui en faire prendre conscience au fil du temps, des rencontres, des succès, des épreuves.

Après quelques profondes inspirations, Thomas sort le trousseau de clefs de sa poche et ouvre le rideau de la boutique et la porte d’entrée qui peine à s’ouvrir. Une odeur de poussière lui saute en plein visage. La décoration de la boutique est un peu vieillotte, un mélange de vintage, de papier peint géométrique et de formica mais qui finalement après tant d’années étaient revenue au goût du jour.

Thomas prend position derrière le comptoir et imagine quelques minutes son grand-père Jean, recevant les clients, procédant à des photos d’identité dans la pièce visible à côté. Ce grand-père qu’il n’a pour ainsi dire connu que visuellement les trois dernières semaines de sa vie et avec qui il aurait tant aimé échanger. Le cancer de la gorge et de la langue ne lui permettait plus de parler. Seules quelques bribes de mots écrites sur des morceaux de papier : « comment tu te sens », « fatigué », « douleurs », « soif ».

Thomas regrette de ne l’avoir pas connu plus tôt mais son père lui en avait caché son existence affirmant haut et fort qu’il était parti vivre dans une autre contrée. C’est le cousin éloigné qui, à la demande de Jean qui se savait condamné, avait souhaité le rencontrer.

Son grand-père était hospitalisé sur Paris et Thomas habitait dans les Yvelines, ne pouvant s’y rendre autant qu’il l’aurait voulu, partagé entre ses cours de photographie dans une école de renom et les cours d’anglais qu’il donnait à des étudiants de lycée pour pouvoir payer une partie de ses études.

Ils n’avaient même pas pu évoquer l’un et l’autre la vie qu’ils avaient eu et vers quelles études Thomas s’était engagé.

Thomas passe deux bonnes heures dans la boutique, regardant les appareils photos de collection. L’argentique était encore bien présent même si son grand-père était venu de plus en plus au numérique. Il avait d’ailleurs décidé avant de tomber malade d’investir dans du matériel approprié et d’acheter une nouvelle imprimante connectée via le Bluetooth. Même s’il regrettait profondément le temps de l’argentique, il s’était petit à petit intéressé aux nouvelles technologies qui lui avaient donné un nouvel élan de jeunesse et de modernité. Il projetait même de faire en fin d’année des travaux de rénovation dans la boutique pour être plus en phase avec les nouvelles tendances, se plaisait-il à dire…..

Dans l’arrière-boutique Thomas ouvre plusieurs tiroirs où des photos ont été glissées. Des photos en noir et blanc, qui avaient plutôt bien vieilli mais qui dataient d’au moins une trentaine d’années. Des gens figés, avec pour seule expression une bouche entr’ouverte et des émotions qui ne passent uniquement que par le visage. Avant de quitter la pièce Thomas aperçoit une boite en fer en haut d’un meuble. Il essaie de l’attraper, monte sur la pointe des pieds mais la repousse encore plus loin. Il décide de monter sur une chaise. Il est attiré, comme si elle avait des choses à lui raconter.

Il s’assied sur la chaise, souffle sur la poussière, caresse tendrement la boîte de la main, la regarde comme un enfant émerveillé par un trésor qu’il aurait trouvé. Thomas l’ouvre et sort plusieurs exemplaires de romans photos imprimés, édités et qui à l’époque avaient été commercialisés. Il les feuillette vite fait, impressionné par le travail de qualité des photos et des dialogues.

Thomas décide d’emmener la boîte dans sa location pour les lire plus attentivement. Il referme la boutique.

Une fois installé dans le salon il étale tous les exemplaires sur la table par ordre de création chronologique et commence à les lire un à un. Des hommes, des femmes, des enfants y apparaissent. Sans doute des gens de la ville mais il s’aperçoit qu’un visage de femme revient dans chaque exemplaire. Une femme qu’il trouve jolie, pétillante avec des yeux verts magnifiques. Il se dit un instant que ses traits ne lui sont pas inconnus. Il cherche plusieurs minutes puis regarde en bas de la dernière page les noms des professionnels et personnes qui ont participé à l’histoire du roman photo. Thomas sourit à la fois interloqué et pensif. Il vient de découvrir que cette femme était la star attitrée de son grand-père Jean.

Grand-père et petit-fils auront eu chacun à une époque différente la même tendresse et fascination pour Clémentine Viguier.


Photo by Clem Onojeghuo on Unsplash

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Un texte qui débuterait très bien un roman (Genre premier chapitre. Après celui-ci, on embraierait sur la reconstitution de cette superbe idée d’histoire d’amour par romans-photos interposés, d’autant que le style sonne un peu comme celui, factuel, d’une reconstitution. Cela en devient délicat et intriguant).

Un petit reproche : je ne mettrai pas le nom de Viguier, qui donne soudain une indication trop précise. Du coup – mais c’est peut-être moi- je me suis dit devant cette soudaine précision: « Tiens, c’était qui Clémentine Viguier ? » (une actrice ? une personnalité ?). Après des recherches vaines, j’ai fini par comprendre que non, c’est bien un personnage de fiction, et non pas quelqu’un de réel que le nom de Viguier, si précisément indiqué (et qui chute le texte, tout de même) semble vouloir m’évoquer… Il y a je crois, un petit truc à caler pour l’effet de la chute. Je ne sais pas ce que vous en pensez ?

(Un détail aussi ; quelques répétitions ici dans ce paragraphe : « Ils se disent au revoir par une poignée de mains. Clémentine lui entoure la main de ses deux mains afin de le rassurer et le réconforter, une attitude maternelle qui lui va superbement bien. Néanmoins elle perçoit une main moite et froide. Thomas mal à l’aise la retire assez rapidement. »)

Pas de souci pour mon temps ! Je consacre à l’atelier le temps nécessaire, j’essaie d’aller au plus profond, et en sus, c’est un plaisir ! C’est pourquoi j’ai cherché qui pouvait être cette dame Viguier dont l’apparition du nom sonnait comme si elle était connue…

Superbe idée, avec une atmosphère d’époque dans le vieux magasin, j’ai apprécié! Et puis la transmission de la passion, la connexion entre le petit-fils et le grand-père, sans que les choses aient été dites, sues même, ça a quelque chose de très touchant. Pour le nom de Clémentine: et si tu mettais juste son initiale? Clémentine V.? Juste un truc qui m’a fait sourire, c’est quand tu écris que les dialogues du roman photo étaient de qualité. J’avoue ne jamais avoir croisé des romans photos de qualité mais c’est peut-être par manque d’expérience?…En tout cas bravo pour ton texte.

Clémentine est la saveur du texte, comme elle est la star des photos du grand-père de Thomas. Un prénom qui donne un petit air sucré, doux à ton texte, un peu comme un dessert léger, délicat. Bravo 🙂