Texte de Cemap – « Thérèse »

Thérèse soupire en contemplant la jolie pagaille dans le grand salon… Depuis la veille, l’effervescence est à son comble : enfants, conjoints et petits enfants se retrouvent dans la maison familiale pour les fêtes de Noël.

Depuis des semaines, elle et son mari préparent l’événement.

Thérèse apprécie de retrouver ce petit monde et cette ambiance de fête mais comme tous les ans, elle sent aussi ce même poids sur sa poitrine, un nœud à l’estomac et toutes sortes de pensées négatives qui l’envahissent. Le bonheur a comme un goût très lointain, privé d’ une saveur, d’un parfum, d’une voix, d’une multitude de petits gestes. Il ressemble juste à un truc effiloché qui tenterait de s’accrocher à sa mémoire. Thérèse ne parle jamais de sa peine… à plus de soixante ans, le statut d’orpheline ferait juste rigoler la terre entière !

Parfois le soir, avant de s’endormir, elle remonte jusqu’à la source de son malheur, enfoui au plus profond de son âme. Il lui faut pour cela, revenir dans la cuisine familiale, plus de cinquante ans en arrière.

D’aussi loin qu’elle se souvienne, enfant, elle a toujours partagé le petit déjeuner avec son père lorsqu’elle n’allait pas à l’école.

Son père se prénommait Émile, mais dans le petit coin de France où Thérèse est née, on disait «  l’Émile ». Les prénoms étaient toujours précédés d’un article, héritage du patois qui se pratiquait encore largement dans le monde paysan autour des années soixante.

Mais revenons au petit déjeuner… L’Émile commençait très tôt sa journée, il était paysan et c’est dans sa petite ferme d’une quinzaine de vaches que le laitier débutait la collecte du lait, dès six heures du matin.

Le gros réveil mécanique sonnait à trois heures trente, été comme hiver. L’Émile se levait et se contentait d’avaler une tasse de café-chicorée que sa femme, la Léonie, avait fait bouillir la veille.

Il ne revenait à la maison que quatre ou cinq heures plus tard, après la traite et le nourrissage des animaux.

Thérèse n’avait pas besoin de sonnerie pour être à l’heure dans la cuisine au moment où son père viendrait prendre son petit déjeuner ou plutôt « casser la croûte » comme on disait à la campagne.

Elle se réveillait lorsque le troupeau passait sous sa fenêtre pour aller rejoindre l’estive. La Perle et la Blanche faisaient teinter leur clarine et Thérèse savait alors qu’elle avait juste le temps de s’habiller, de faire un brin de toilette et de descendre près du fourneau.

Sa mère avait tout préparé pour ne pas avoir à revenir du jardin dans lequel elle passait une grande partie de la matinée. Sur la table trônait la grande écuelle en faïence pour la soupe, la tourte de pain de seigle, et le fromage dans son petit garde-manger pour éviter les mouches. Pour Thérèse, un petit bol et des tartines de pain blanc à côté du beurrier et de la boîte de cacao .

Sur la cuisinière à bois frémissaient un toupin de lait, et un autre rempli de bouillon.

Pendant que Thérèse tentait de dissoudre le cacao dans le lait chaud, elle entendait la porte d’entrée s’ouvrir et des coups répétés sur la marche de pierre pour décrotter les galoches . Elle devinait ensuite que le père se débarrassait de sa cotte de travail puis se lavait les mains dans la bassine.

Lorsqu’enfin il ouvrait la porte, elle se levait d’un bond :
« -Bonjour papa !

-Bon jorn pichona,t’ès lèvada ben lèu  ! » (Bonjour, petite, tu t’es levée bien tôt!)
Cette petite phrase inondait Thérèse de fierté. Elle était née après trois garçons bien plus âgés qu’elle alors à la ferme on ne lui demandait jamais grand chose.

Se lever tôt, un vrai signe de courage pour son père. Elle faisait donc partie de ceux qui ne perdaient pas leur temps.

Avant de s’asseoir, l’Emile allait décrocher le jambon suspendu dans le large cantou.

Minutieusement, il le sortait du sac de toile , en taillait une belle tranche avec le couteau tiré de sa poche puis le remettait en place.

Ensuite il saisissait le pain, le signait d’une croix s’il n’était pas entamé et détaillait des petits morceaux dans sa grande écuelle. Sur le pain ,il disposait quelques lamelles de fromage.

Thérèse ne le quittait pas des yeux, elle buvait tous ses gestes quitte à laisser refroidir son chocolat. Car le grand moment était proche, l’Emile levait les yeux vers elle et avec un petit signe de la tête, il désignait le toupin de bouillon.

Thérèse allait se saisir du récipient avec des gestes précis dans lesquels elle voulait faire pénétrer le plus de douceur possible pour cet homme qui travaillait si dur et dont elle percevait parfois la lassitude.

Elle se mettait toujours sur le même côté et versait lentement le précieux liquide. L’odeur du bouillon se mélait à celle du pain et du fromage, elle en emplissait ses narines avant que le père ne pose une assiette retournée sur l’écuelle…pour « laisser tremper ».

Ensuite, tout allait trop vite, le travail attendait et l’Emile ne perdait pas trop de temps à table. Mais il acceptait de se laisser servir chaque matin par sa  «  pichona » de huit ans. Etait-il-touché par ses petits gestes presque trop maîtrisés et tellement lents ? Lui, si pressé ne s’était jamais énervé, ne lui avait jamais demandé de se dépêcher .

Les matins d’école, L’Emile n’était pas encore revenu de l’étable quand le ramassage scolaire arrivait. Thérèse se disait qu’au moment de se servir, il pensait peut être à sa petite fille. Mais elle n’avait jamais osé le lui demander ! Parfois la Léonie était présente mais ne privait pas Thérèse de son petit rituel.

Un peu après sa neuvième année, juste avant les fêtes de Noêl et à la veille des vacances, la directrice de l’école vint la chercher dans la classe. Sans mot dire, elle la conduisit au petit parloir où l’attendait son oncle, le Pierre, un frère de sa mère.

Toujours sans aucune explication, l’oncle la serra contre lui en murmurant :

« Paura pichona , paura pichona ! » (pauvre petite, pauvre petite)

Il la saisit par la main et l’emmena dehors où attendait son mulet attelé à la charrette.

Thérèse resta aussi muette que l’oncle durant tout le trajet. Seuls quelques cris à l’adresse du mulet venaient rompre le lourd silence.

Une heure après, l’attelage fit halte devant la maison. Les volets étaient clos alors que la nuit n’était pas encore tombée. Deux gendarmes s’entretenaient devant le hangar avec le fils ainé et l’un d’eux tenait à la main le fusil de l’Emile. Thérèse pensa que peut être son père s’était fait prendre à quelques braconnages…

L’oncle ouvrit la porte en premier en prenant soin d’enlever son béret . Thérèse se figea sur le pas de la porte. Un lit avait été installé au fond de la pièce, entouré de quelques bougies. Thérèse se demanda qui pouvait bien être couché ainsi dans sa maison et à cette heure là. Sa mère tourna vers elle un visage blême et d’une voix qui peinait à se faire entendre lui annonça que le père était mort ce matin, comme ça, sans que l’on sache pourquoi, juste avant de venir casser la croûte.

Thérèse s’approcha alors du lit, trouva que son papa était bien pâle. Elle demanda à sa mère :

« -Tu veux que je lui prépare sa soupe ? »

La Léonie ne put retenir ses larmes, elle attira Thérèse contre elle et lui dit doucement que le père ne mangerait plus de soupe, qu’on allait l’emmener au cimetière dès le jour suivant.
Thérèse se rassura en se disant que le lendemain matin vers huit heures, son père se lèverait pour le casse-croûte et elle s’appliquerait si bien à verser le bouillon sur le pain qu’il se sentirait vite mieux.

Mais Thérèse n’eut pas le droit de dormir à la maison. Elle partit avec l’oncle Pierre et ne revint que le jour de Noël.

Le lit avait disparu, elle eut beau chercher et appeler partout dans la ferme, son père n’était plus là.Le matin suivant, sur la cuisinière, ne restait que le toupin de lait.

Les choses ensuite allèrent très vite, le propriètaire de la ferme ne voulait pas d’une veuve. Il versa une maigre rente de fermage à la Léonie qui dut partir en ville avec Thérèse et un de ses fils.

Thérèse grandissait, mais restait secrète et silencieuse. Quelques fois avec sa mère, elles allaient au cimetière avec un bouquet de fleurs. Thérèse remplissait d’eau le vase, avec application, le plus lentement possible… Ensuite la Léonie arrangeait le bouquet en laissant couler ses larmes.
Thérèse n’osait pas demander pourquoi elle répétait à chaque fois :

« Quand je pense que le curé n’a pas voulu faire les choses comme il faut ! Tu étais pourtant un brave homme ! »

Elle le compris bien plus tard et lorsque Bernard, son fiancé, la demanda en mariage, elle refusa net de se marier à l’église.

Après le déménagement, elle s’était mise à détester l’ école, et dès qu’elle eut quatorze ans, elle s’engagea comme serveuse dans un restaurant de la ville. Servir les clients était pour elle plus qu’un gagne-pain, c’était sa raison de vivre, sa respiration. Son patron remarqua vite cette élégance bien à elle pour remplir les verres et il la plaisantait parfois :

« Tu es sûre que tu ne leur verses que du vin, dans le verre ? Tu n’y mettrais pas un peu de magie par hasard ? »

Thérèse se contentait de sourire. Cette magie opéra un peu plus fort sûrement un jour de septembre auprès d’un jeune employé de la banque voisine qui ne tarda pas à l’inviter à dîner puis à lui passer la bague au doigt.

Thérèse s’installa alors dans une petite vie confortable où les joies lui paraissaient toujours un peu monotones et les peines presques insignifiantes…

Ses souvenirs tourbillonnaient sans cesse autour de cette écuelle vide, avec, posé à côté, un toupin rempli de colère. Il n’y avait plus rien à verser. Le geste quotidien de jadis, qui disait toute l’affection d ‘une petite fille pour son père restait à jamais suspendu. Ceux qui l’entouraient, qui la choyaient ou qui pensaient la connaître, ne percevaient rien des ruines sur lesquelles elle craignait de vaciller.

Ce matin du 25 décembre, des éclats de voix se font entendre de la cuisine… Thérèse demande :

« Que se passe -t-il ici ?

– Ton petit fils ne veut pas que je lui serve son lait, répond une maman contrariée.

– Mamie, mamie, je veux que c’est toi qui verse le lait dans mon bol », hurle Paul.

« Comme tu voudras ! », rétorque la jeune femme excédée d’avoir été réveillée un peu trop tôt.

Thérèse s’approche de Paul, prend le pot et verse lentement le lait dans le bol. Paul l’interpelle d’une voix plus calme :

« Dis mamie, tu sais, toi, pourquoi je fais toujours des colères ? »

Thérèse regarde le petit garçon qui la fixe intensément et attend visiblement une réponse.

Après un court silence, Thérèse reprend :

« Tu sais, Mamie aussi est parfois très contrariée, et elle a même enfermé une énorme colère dans un pot qu’elle garde caché dans sa chambre.

-C’est pour pas qu’elle s’en va ? » Interroge l’enfant.

Thérèse réfléchit avant de répondre :

« Si tu veux, quand tu auras fini de déjeuner, on ira tous les deux chercher ce pot dans la chambre et on la laissera s’en aller.

-Oui,oui,oui mamie », répond l’enfant déjà surexcité à cette idée.

Quelques instants plus tard, Thérèse sort une petite malle de l’armoire et soulève le couvercle.
« Il est grand ce bol ! », s’exclame Paul.
« C’était celui de mon papa.
– Ah ! C’était un ogre ?
– Mais non ! On appelle ça une écuelle et on y mangeait la soupe. Et ça c’est un toupin.
– Et la colère, elle est dans le toupin  ? » demande -t-il en chuchotant.
Thérèse se met elle aussi à parler à voix basse.

« Oui, je crois qu’on devrait poser le toupin sur la fenêtre sans réveiller la colère. Elle partira sûrement toute seule.
-Je peux le faire s’il te plaît Mamie ?
-Oui, bien sûr. »
Thérèse observe avec tendresse ce petit bonhomme souvent survolté, exécuter des gestes lents et précis pour se saisir du pot et le déposer dehors. Elle referme la fenêtre mais Paul continue de fixer le toupin derrière la vitre. Soudain, il s’exclame :
« Ca y est, elle est partie, je l’ai vu ! Il faut rentrer le toupin sinon elle va revenir !
-Tu as raison, on le mettra sur la table avec des jolies roses de Noël. »

Paul vient se blottir un instant dans ses bras puis s’échappe tel un oiseau qui s’envole, laissant Thérèse à une joie indicible; une vague, retenue quelque part dans une blessure d’enfance, déferle enfin dans tout son être, irriguant en elle ce qui s’était desséché, jusqu’à ses yeux, arides depuis si longtemps.

Elle prend l’écuelle restée dans la malle, la remplit de papillottes et la place sur la table à côté du toupin fleuri.
Paul qui repasse par là à l’instant, explique à sa cousine :
« Tu sais mamie elle avait un pot dans son armoire…
-Les enfants ! Tout le monde devant le sapin, je crois que le Père Noël est passé ! » annonce papi Bernard.


Estive : pâturage d’été en montagne.
Clarine : clochette placée au cou du bétail.
Toupin : Région. (notamment Provence). Petit pot en terre. « Si je n’allais pas avec elle, je trouvais cependant mon déjeuner tout prêt, dans la grand’salle: le pain tendre, le sucrier de verre, et les petits toupins du lait et du café, qui cuisaient côte à côte, sur la braise de la cheminée recouverte de cendres tièdes » (Bosco, Mas Théot., 1945, p. 68). > source

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Bonjour Cemap,
Tout d’abord j’aimerai saluer la façon dont les émotions sont amenées et retranscritent. Par contre je perçoit vraiment deux parties distinctes dans ce texte, tant au niveau de la temporalité que du style. D’abord une tranche de vie rurale et ensuite un récit plus philosophique emprunt de pensées magiques. Je pense que ces deux parties gagneraient à être, l’une et l’autre plus longues et plus distinctes. Un peu à la façon de ces nombreux auteurs qui organisent leurs romans en : un chapitre dans le passé, un chapitre aujourd’hui.
Merci pour la découverte du toupin!

Merci Zu pour ce commentaire constructif. Je vois bien les deux parties auxquelles vous faites allusion. Peut être me suis je un peu « oubliée  » dans cette description du monde paysan que j’affectionne tellement au détriment d’un récit plus structuré. Mais cette histoire me plaît comme cela et je ne pense pas que je la modifierais…

Bonjour Cemap
Je me suis laissée porter émotionnellement par Thérèse et j’aime beaucoup l’impression du conte philosophique avec les pensées extra réelles comme la boîte à colère fait partie de ma vie comme d’autres 😉 Merci

Bonsoir Cemap,

Que c’est joliment écrit !!! Vous m’avez embarquée dans la 1ère partie du texte. J’ai adoré et j’aurais bien poursuivi la lecture de cette vie paysanne. Puis j’ai décroché sur la 2ème partie, ne voyant plus la scène, ne percevant plus les personnages, les lieux …. La 1ère partie mérite d’être développée. Merci Cemap. Un moment de bien être et de plénitude cette lecture.

Je compte bien laisser à mes petits enfants quelques textes sur la vie de leurs aïeux, vie qui est si loin de leur réalité!
Merci pour votre avis!

Quelle chance ils auront vos petits enfants! Vous décrivez de façon très poétique et avec beaucoup de justesse une époque pas si lointaine (même si je n’y étais pas, j’ai vu de belles images!). Bravo!

Et pour répondre à Francis, après quelques jours de prise de recul par rapport à mon texte, je crois que je note une évolution. Je perçois bien en quoi j’ai raté la cible du sujet mais je me réjouis de tous les bénéfices secondaires! Cette écriture a quelque peu débridée ma mémoire et j’ai beaucoup d’idée à coucher sur le papier qui ont surgit suite à cet exercice.
J’écris surtout des poèmes et il n’est pas rare qu’entre l’idée de départ et le résultat, il n’y ai pas grand chose en commun, ce qui quelques fois m’agace car j’ai finalement mis en mot autre chose que le sentiment premier.
Pour Thérèse, il y a effectivement « plusieurs fils à tirer » et peut être remettrais-je sur le chantier l’ouvrage, ce que je ne pouvais pas imaginer juste après l’écriture.

J’ai aimé, vraiment, vraiment toute cette douceur mise à évoquer une vie qui semblait pourtant si rude et ou les sentiments n’avaient pas bien leur place. Belle écriture et très jolie phrase, celle des peines insignifiantes… Tu y étais presque avec cette histoire de colère enfermée dans le toupin. Il y avait matière à gratter cette fin en forme de chute pour tenir la forme…