Christine revient de la cuisine une bouteille dans une main, un torchon dans l’autre, et remplit les verres vides en maugréant.
– «… On a bien le temps de reprendre une coupe, Laurent ne va plus tarder à arriver, on va attendre encore un peu, de toute façon depuis qu’il travaille aux urgences il n’est plus jamais à l’heure nulle part, mais ce n’est pas grave car l’osso bucco plus ça réchauffe et meilleur c’est et.. ohhhh devinez qui j’ai revue dans le quartier la semaine dernière ? Patricia. Patricia ! Madame Parfaite !

Denis et Christine ont invité Laurent, Pierre et Caroline, leurs amis de longue date, à inaugurer leur nouvel appartement dans le 9e. Ce n’est pas très grand et pas très pratique d’accès, c’est chic et cher, mais c’est au pied de Montmartre, exactement l’endroit dont ils rêvaient depuis des années. Des Parisiens pures souches, indécrottables.
« En rentrant j’ai immédiatement raconté à Denis, elle n’a pas changé ! La même qu’il y a 25 ans : coiffée, maquillée, habillée, impeccable de la tête aux pieds. Cette étrange impression que rien ne dépasse, que tout est bien rangé à sa place, au bon endroit, au bon moment. Tu t’en souviens Pierre ?
– Oh que oui ! je me souviens aussi fort bien de la façon dont elle a mis fin à une relation amicale de plusieurs années. On ne peut pas oublier c’était le soir de la présidentielle, l’élection de Mitterrand en 81. »

Denis se souvient bien lui aussi de cette soirée d’élection, le visage du nouveau président qui apparait sur l’écran de télévision, à la manière d’un Tetris, ligne après ligne, un petit suspense qui parait tellement démodé aujourd’hui…
 » Vous aviez des différents politiques ?
– Oh oui certainement mais ce n’est malheureusement pas ça qui a créé la rupture. J’aurais trouvé ça plus digne que de rompre les ponts pour un dîner manqué. Elle nous avait invités ce soir-là, Caro et moi, et on a totalement oublié. On avait passé la journée chez mes parents, on était allé voter tous ensemble et comme il faisait beau, on a défriché une bonne partie du jardin, mis en route les travaux de printemps et on buvait une bière sur la terrasse en attendant le résultat des élections. Ni Caro ni moi ne pensions plus à cette invitation. Et là, le visage de Mitterrand sur l’écran, l’euphorie totale, on a pris le scooter de mon père et on a foncé place de la Bastille fêter la victoire. C’était dingue ce monde sur la place ! Il faisait doux, les gens étaient joyeux…
– Et vous ne pensiez plus à Patricia qui vous attendait devant sa jolie table, ornée d’une vaisselle dont on ose à peine se servir, et ses casseroles haut de gamme
– Plus du tout ! On a passé une excellente soirée, on est rentré, le répondeur affichait 10 messages qu’on n’a pas écouté on s’est endormis en se berçant d’illusions et d’avenirs meilleurs. Le lendemain matin on a été réveillé par le téléphone. C’était Patricia… aie.
– Les 10 messages étaient d’elle ? Elle devait être bien énervée !
– Affreux. Vitupérant, agressive, dans une colère noire : oui, elle nous avait attendus toute la soirée, avait mis les petits plats dans les grands, comptait bien partager cette soirée avec nous et s’était retrouvée toute seule, a attendre, n’osant pas sortir des fois qu’on arrive à un moment ou à un autre… Et nous avait effectivement appelé 10 fois. Bref, Une furie d’une humeur à plomber le moral d’une armée entière. On n’a même pas parlé des résultats de l’élection. Elle a dit ce qu’elle avait à dire et elle a raccroché. »
Christine s’assied sur le bras du canapé, jette le torchon sur son épaule et lève sa coupe
« À la vôtre ! on termine nos verres, et on passe à table, Laurent prendra le train en marche.
– Et vous ne l’avez jamais revue ?
– Non. Pas de son pas d’image.
– C’est fou ça. En même temps, je comprends qu’elle se soit fâchée. »
Pierre termine sa coupe de champagne cul-sec, repose délicatement le verre sur la table du salon, fait un bruit de bouche de satisfaction et répond à Denis :
« Ah bon ? Eh bien moi je ne comprends pas. Des années de relation amicale, et une rupture à cause de casseroles restées sur la gazinière … Non je ne comprends vraiment pas. C’est une imbécile. »
Christine surenchérit :
« Mais vous aviez vraiment oublié ou vous n’aviez pas envie d’y aller ? Je me souviens que vous l’appeliez le « Play mobil Danielle Gilbert » ou un truc comme ça. C’était quoi déjà son surnom ? »
Caroline sourit à l’évocation de cette belle époque mais aussi au souvenir de cette anecdote :
 » Mireille Mathieu. « Le play mobil Mireille Mathieu ». À cause de sa coupe de cheveux. Non, on n’a pas fait exprès de ne pas y aller, on a oublié, c’est tout. Je sais qu’il n’y a que la mauvaise foi qui sauve, mais tout de même, on n’en est pas là ! Le sujet n’est pas de se souvenir ou d’oublier, d’avoir envie ou pas, mais de mesurer dans ce genre de situation les degrés de tolérance ou d’intolérance des uns et des autres. Ce soir-là elle a fait une belle démonstration de son intransigeance,
– Nous, on était sur notre nuage, mais elle, elle était dans la tourmente, une vraie furie. Je suppose qu’elle avait dû noter ce dîner bien consciencieusement sur son bel agenda, comme elle savait bien faire, avec des couleurs, des ordres de priorité, des listes de choses à faire ou à ne plus faire. Bref, madame Parfaite! Elle était déjà comme ça à la fac de droit, elle épluchait les textes de loi comme si sa vie en dépendait. Son coté obsessionnel gâchait un peu cette capacité qu’elle avait à être drôle. Oui c’est ça, c’est l’humour qui la sauvait. Elle nous faisait bien marrer. Mais ce soir-là, elle n’a pas fait preuve de beaucoup d’humour et de fairplay. »
Denis frappe dans ses mains, clap, clap, clap :
« Bravo les amis, bravo !
– Oh c’est bon Denis. C’est grave ? tu trouves que c’est grave d’oublier une invitation à dîner? Franchement ça te pose problème ?
– Oui. Ça me pose problème en effet. Ça s’appelle l’engagement, le respect de l’autre! vous deviez vous y rendre, ou anticiper et vous excuser.
– Tu plaisantes là ? ça ne t’ai jamais arrivé d’oublier une invitation ? De zapper un rendez-vous ? »
Christine pose les verres vides sur un plateau, retourne vers la cuisine en lançant un
« À table, l’osso bucco attend d’être mangé, j’espère que vous avez faim.  »
Chacun prend place autour de la table, et Pierre revient à la charge :
 » Mais sache tout de même, Denis, qu’on a bien pris la mesure de la situation, on s’est excusé, on a fait amende honorable mais Patricia n’a pas encaissé. C’est son problème.
– Elle comptait sur vous.
– Ben fallait pas.
– Oh c’est facile ça ! En plus elle avait dû mettre les petits plats dans les grands telle que je la connais.
– Oui surement. Mais c’est comme ça. On s’est excusé je te dis, mais elle ne décolérait pas. Franchement se mettre dans un tel état pour si peu, ça dénote d’un manque de tolérance incroyable.
– Oui mais Patricia, elle est comme ça. Psycho rigide, droite comme un i, hyper organisée, son lieu de vie ressemble à un appartement témoin Ikea, elle est obsédée par tout un tas de trucs, par le temps…
– Et par l’argent. Oui, je sais.
– Ah oui… En plus elle avait dû casser le budget « marché et courses » pour avoir les produits les plus rares, les meilleurs, les…
– Arrête s’il te plait. N’avance pas sur le chemin de la culpabilité, c’est détestable. Pour ce qui me concerne c’est ce genre de situation qui me permet de mesurer les savoir-être et savoir-faire des uns et des autres, nos valeurs, ce qui nous réunit ou ce qui nous sépare. Pour le coup, ça nous a séparés. Je trouve ça tellement puéril. Et ça me parait comme une évidence que nous n’avions en effet pas grand-chose à partager. »
L’osso bucco est excellent, Christine sait cuisiner et c’est un réel plaisir que de venir mettre les pieds sous sa table. Denis ne lâche pas le morceau :
« Un oubli de cette nature peut générer une sorte de manque de considération. Chacun d’entre nous peut souffrir du manque d’égard, de l’irrespect.
– Oh non Denis… Tu ne crois pas qu’il y a des choses un peu plus grave dont on peut souffrir ? C’était un repas, une bouffe, une dinette, il est ou ton curseur de gravité ? »
Caroline se lève pour donner un coup de main à Christine en train de débarrasser les assiettes
« Il est vrai que Patricia n’était pas un modèle en la matière. On l’aimait bien mais elle savait aussi être déplaisante, parfois méprisable, bien montrer sa supériorité de classe, rappelez-vous…
– Ah ! alors du coup ça ne vous dérangeait pas de négliger son invitation.
– On a rien négligé ! mais dis donc Denis, tu es en train de nous dire qu’on n’a pas droit à l’erreur ? Mais les amis peuvent-ils avoir une once de tolérance entre eux ? ou d’indulgence ? oui ? non ?
– Oui ce devrait être possible, mais j’avoue que moi aussi, comme Patricia je me serais vexé. Cette situation relève de l’impolitesse, d’un manque d’éducation.
– Aaah, le chapitre des bonnes manières de notre ami Denis élevé dans le 16e… À l’occasion tu nous rappelleras où te trouvais le soir de la Présidentielle de 81. Ça pourrait m’intéresser…
– J’étais devant ma télévision, mais pas dans la rue. Ce soir-là je ne te cache pas que je n’aurais pour rien manqué l’invitation de Mireille Mathieu. Ça m’aurait changé les idées… Et tu ne m’enlèveras pas de l’esprit qu’un peu de considération et d’estime, peuvent, voire doivent s’appliquer dans toutes situations, même celles qui nous semblent les plus banales. En balayant une erreur de posture sociale d’un revers de manche, tu balaies les principes, la morale, et ça peut porter atteinte aux autres.
– Et si on avait oublié ton invitation de ce soir ? Tu aurais fait quoi ? La même chose ? Un truc catégorique et sans appel ? Alors sur quoi repose l’amitié ? Ton amitié ? ce qui nous lie les uns aux autres ? Sincèrement, ta réponse m’intéresse au plus haut point.
– Joker ! et place au dessert. Tisane ou café ? »
La soirée s’étire tranquillement sur des débats philosophiques, entrecoupés d’anecdotes diverses et légères, et agrémentée d’un fabuleux dessert aux pommes dont Christine à seule le secret.
Il est presque minuit, le portable de Pierre vibre au fond de sa poche, c’est un texto de Laurent :
« Ai complètement zappé l’invitation de Christine et Denis. Oubli total. Je sors d’un restau dans le quartier, je peux encore venir ou tu penses que c’est une mauvaise idée ? Dis-moi. »
« Pas de problème. Excellente idée. Viens. »
Il sourit, range le portable, et se cale confortablement dans le canapé.