Ateliers d’écriture créative, de fictions, animés par Francis Mizio

Catégorie : CatEte2016

Texte de Schiele

Après pas mal d’incertitudes, il était en fait évident que tout ceci devait mal finir.

Déjà elle fermait toujours les yeux pendant l’amour.

Naïvement, j’avais d’abord voulu croire que c’était pour mieux ressentir tout le plaisir que je lui donnais.

Passés les premières semaines où le désir est fou de découvrir un corps inconnu, Magda s’était de plus en plus souvent refusée à moi. Elle restait tendre, caline et attentionnée, mais son manque de pulsion la trahissait.

Patient car amoureux fou, je tentais d’abord la séduction verbale : sextos, longs préliminaires, poésie érotique sussurée au creux de l’oreille. Je ne récoltais que des rires attendris. Et des cuisses fermées..

Je me résignais un temps à l’abstinence, comptant sur l’adage « suis moi je te fuis, fuis moi, je te suis ». La jachère perdura.

Cette disette sexuelle ne me réussissait pas. Je finis par en être obnubilé, suspicieux nerveux. La frustration de ses refus décuplait mon envie.

J’envisageais de la quitter, pour replonger dès le pas de la porte franchie. J’étais trop coeur d’artichaut et cérébral pour tout casser à cause d’un trivial problème de sexe.

Magda elle s’en sortait en me comblant ponctuellement, mais c’était laborieux. Sans passion, un peu mécanique. J’avais encore en mémoire la fougue de nos débuts. La comparaison était implacable.

A la faveur d’une chaude soirée de juillet, je décidais de prendre le taureau par les cornes et d’affronter la question. Prêt à tout entendre, du moment que c’était la vérité.

Elle jaillit limpide.

Je sentis surtout Madga soulagée de vider son sac. Non, elle n’était pas frigide. Oui elle m’aimait avec force. Non, elle ne se résignait pas. Oui elle avait conscience qu’on ne pouvait pas se contenter de ça. Et oui, elle avait la solution.

Instaurer le dialogue avait été plus simple que je ne le pensais.

Je dus me rendre à l’évidence, elle avait besoin de penser à d’autres pour prendre son pied.

Magda n’était juste pas ce genre de femme à qui un seul homme peut suffire.

Je ne m’estimais pas coincé du cul, je me pensais même plutôt open. Mais le plan à 3 avec une femme aimée ne faisait pas partie des options que j’avais pris le soin d’envisager. Enfin surtout si le troisième était dépourvu d’une paire de seins.

Je réagis d’abord sans beaucoup d’affect, ne voulant certainement pas comprendre la portée de cette nouvelle. Pour m’aider à aborder le sujet, moi le classique buveur de kir, j’avais enchaîné quelques vodkas au troquet d’en bas. Ma première émotion fût de penser presque amusé que jusqu’au bout, il y aurait des imprévus dans cette histoire avec Magda. La suite me ferait déchanter assez rapidement.

Etourdi à la fois par les vapeurs russes et le choc des préférences sexuelles de ma dulcinée, un sursaut spontané un peu éperdu me fit la prendre par la main. Je l’entraînais dans la rue à la rencontre du premier mec potable qu’on pourrait croiser.

Là aussi, la quête fut plus facile qu’on pourrait l’imaginer. Il faut dire que ma Madga avait de solides arguments, parée de son sourire mutin et ses jambes de pin up. Le constraste entre la fraicheur juvénile de l’un et la féminité intense de l’autre rendrait fou n’importe quel homme bien testostéroné.

Le deuxième type croisé, un certain Jean je crois, monta, assez docile jusqu’à notre appartement. Nous le cueillîmes alors qu’il récupérait son scooter, l’air un peu dans les vapes. Il écouta mon speech, dont je me demande encore comment je pus le sortir avec autant d’aisance, à la fois surpris et intrigué. Ma spontanéité ne laissa pas de place à la suspicion, il nous suivit, avec naturel, semblant confiant et enthousiaste.

Madga que je découvris experte et surtout beaucoup plus délurée que dans notre intimité, lança rapidement les ébats. Je sentis l’inconnu dans mon lit d’abord hésitant, ses gestes étaient tremblants. Il nous avait confié ne pas être néophyte de ce genre d’expérience, bien qu’il ait toujours été intéressé par la nouveauté.

Je ne participais pas vraiment, laissait mon corps comme un automate et restant spectateur de moi même.

Madga jouit comme jamais. L’homme, après ses débuts fébriles, partagea finalement, assez facilement l’allégresse de mon aimée. Il joua d’elle et de moi, maladroit mais gourmand.

Magda n’eut alors de cesse de vouloir recommencer.

Et moi de ne plus jamais revivre ça.

La rupture fut inévitable.

Elle me brisa le coeur.

Je me demande ce que ce type est devenu.

Place de Clichy, ce soir là de juillet, on aurait pû mettre Sébastien Tellier en ambiance sonore, titre «  Look » tu vois. Enfin moi c’est comme ça que je le sentais.

La chaleur avait bien voulu rappliquer après des semaines de grisaille parisienne.

Tu sais celle qui te fout en l’air toutes les occasions d’apéros terrasse, seule raison de vivre d’un célib parisien comme moi.

Donc voilà, on y est : en fond d’écrin, la moiteur puante qu’on ne calcule même plus après des années de fréquentations obligatoires.

Le flot des passants qui se mélangent en s‘ignorant : du touriste à  ceinture banane , au clochmoute puant, du pré pubère grunge qui se rend à un concert de métal et croise le bobo qui, lui, n’écoute plus ses merdes depuis belle lurette.

Ca grouille, tranquille.

C’est fin de semaine. Les poussettes n’encombrent plus les trottoirs, elles doivent pulluler dans les Belambras de Tunisie pour les plus crevards ou dans les Club Med de Bali pour les mieux pistonnés.

Des néons de partout : d’un côté ceux dévoués aux sexs shops, de l’autre ceux censés te faire cracher ta thune pour des porte clés tours Eiffels fabriqués en Chine. Et entre les deux, du bon restal fourni par Métro, voire Picard les soirs de dèche. Mais attention sur les menus, y’a écrit spécialités françaises. Régal assuré….

Parking de l’allée du milieu, encombré de scooters et de vélos, mieux qu’à Rome dis donc. J’y retrouve mon Vespa ; l’estomac réservoir de 3 verres de blanc et pas comblé par la planche de charcuterie grasse, avalée sur le pouce, la tête flottante comme il faut. Je pourrai rentrer peinard dans mon 18ème adoré.

C’est sans compter sur ce couple que je n’ai pas vu arriver…

C’est ici, à cet instant que tout a commencé.

Ou pas.

Peut être que c’est plutôt là.

Pavillon pas vraiment Phénix, mais pas vraiment Villa non plus .

Plutôt lotissement France moyenne, que détour d’une allée verdoyante.

Maison familiale, terrain archi connu. Pourtant je ne me suis jamais vraiment fondu dans le décor. Je les ai souvent regardés avec d’autres lunettes, toujours un peu de côté. Même gamin, je m’interrogeais sur l’appartenance à cette famille. Ca ne m’empêche pas de les aimer. Mais je ne me reconnais pas en eux.

Depuis la montée en grade de papa, curieusement parallèle avec le rétrécissement de sa largeur d’esprit, on a revu les intérieurs.

Maman a du pas mal s’emmerder devant Valérie Damidot.

Donc on oublie les papiers à fleurs marrons ternis et les moquettes murales. Maintenant c’est plutôt murs unis, tendance couleur flashy, tendance « je t’abrutis la rétine vite fait bien fait oui ».

Heureusement , elle a dû rater des épisodes.

Ma chambre a encore l’honneur de mes posters d’ado. Je retrouve l’odeur des sachets de lavande au fond des tiroirs et le cosy so vintage, que je pourrais refourguer une fortune aux puces de Saint Ouen.

Dans la cuisine et le salon, entre d’autres bibelots cheaps et souvenirs de vacances, trône encore sa collection de chouettes merdiques. Ils ont quand même viré les toiles provençales genre chef d’oeuvre du dimanche d’un artiste raté de Canne La Bocca.

150 M2 de pavillon… que d’espace!

Ca fait rêver par rapport à nos cages à poules de la capitale.

Mais si c’est pour tout gâcher avec leurs gouts de chiotte.

On est en Mayenne mais dans ma tête c’est le Loir et Cher qui sonne, avec un petit fond bien ironique de Ziggy. Pourtant c’est pas ma came musicale. Faut croire que les gouts de chiotte s’accrochent dans les gênes.

Le ballet de la sonnette et des plantes-cadeaux a déjà commencé.

En sus, les piailleries des neveux et la grande gueule du frère aîné qui rythment le craquement des marches de l’escalier que je descends.

Ça sera pas un dimanche midi habituel. Les blagues racistes après le fromage, j’ai supporté jusque là. Celles limites homophobes, aussi. Mais là j’peux plus. Y’a pas moyen que je continue à garder ça pour moi. Pour l’instant ça bouillonne dans mon inconscient, mais ça va pas tarder à gicler. Sans que je n’ai rien vu venir, et encore moins préparé.

C’est donc ici, à cet instant que tout commence en fait non?

Ou toujours pas.

Peut être encore ailleurs.

Peut être ici finalement.

Autre moiteur, autre soleil couchant.

Mais ici, pas de néon ni d’halogène de chez Fly, juste, de partout des lampions multicolores, petits, grands, ovales, ronds qui enchantent les rues. Une kermesse pour adultes le long des échoppes.

La luminosité soyeuse du Viet Nam en soirée

Hoi An plus précisément.

Village de carte postale : la mer de Chine, sa longue plage , ses bouis-bouis où tu dégustes des fruits de mer pour 3 fois rien. Ses boutiques « authentiques » où le Wi Fi est gratos, et d’où on t’interpelle tous les 5 minutes : « Would you like to buy something? » Non, non et re non. J’suis pas là pour faire mon touriste.

On a beau être en février, de ce coté ci de la planète, la nuit est douce et pleine de promesses.

Le bâtiment au fond de la rue est clos, difficile d’en apercevoir les contours derrière la grande palissade en bois. Un peu de patience, c’est demain que tout commencera.

Même en  me hissant sur la pointe des pieds, pas moyen d’en voir plus que le toit.

Je reprends mes appuis sur la terre ferme et  cherche le regard de mon «  Major Tom ». Celui avec qui, main dans la main, je franchirai, ému et tremblant comme un couillon, la palissade de cet orphelinat. Demain, dès l’heure de l’ouverture. Pas sûr qu’on trouve le sommeil d’ici là

Ce moment on l’attend depuis des mois, on s’y est préparé avec fougue, sérieux, passion. On en a discuté, on a avancé, remplit des tonnes de formulaires, pensé alors que c’était une folie. Puis que la vie ne valait d’être vécue sans folie. Mais surtout qu’on en avait une envie furieuse.

Voir une petite bouille grandir, lui transmettre de l’amour, galérer sur des choix éducatifs à la con, rigoler, s’énerver, se confronter, se câliner, se protéger, deviner sa personnalité émerger, l’accompagner. « Rentrer dans le moule » diront certains. Je préfère ceux qui penseront qu’on voulait juste fonder une famille.

On s’est engueulé, on s’est arraché. Il était prêt, pas moi. Et puis j’étais à fond, mais mes doutes l’avaient à son tour tout fait remettre en question. La gestation a été longue, pleine des reliefs de la vie.

Mais ce soir, quand j’accroche son regard, je sais qu’on y est. Le début du reste de notre vie commence demain.

Et comme un gros  shoot dans ma face en flash back, me revient cette putain de soirée de juillet place de Clichy. Jusque là, j’étais encore qu’une pauvre caricature de moi-même, un bon hétéro  provincial qui se prenait pour un titi parisien 2.0. Les mœurs qui vont avec : Tinder était mon appli préférée, les bars mon hobby principal et GQ ma principale référence culturelle. Et j’étais convaincu de réaliser pleinement les injonctions d’hédonisme et d’égoïsme dont la société nous farcit le mou : Be yourself. Carpe Diem. Just do it. Bouffon de névrosé que j’étais. Mythomane de moi même.

Il aura suffit d’un couple, d’une proposition indécente pour que je m’ouvre à d’autres possibles. Que j’explore d’autres territoires. Que j’apprenne à aimer des corps semblables au mien, que je m’autorise à les désirer et à prendre du plaisir avec eux. Un désir différent, intense. Et laisser ce désir remplacer celui pour les femmes, pour qu’émerge une autre part de moi.

Il aura suffit d’eux, de cet étourdissement, de cette moiteur, d’un peu d’audace spontanée. De cette conjonction folle pour que je sois cet autre moi-même. Après ça, la porte était ouverte, plus moyen de faire machine arrière.

Il aura suffit d’un peu de courage et beaucoup d’énervement pour tout lâcher à ce repas familial. J’avais beau dire à mes potes que ça ne me poserait pas de problèmes, que mes parents n’étaient pas si bouchés, ça n’a pu sortir qu’au détour d’une vanne foireuse sur les pédés, lancée par mon père. J’aurais mis 3 ans à cracher ma valda. 3 ans pour maturer le truc dans mon cortex en révolution. Passer de « je suis devenu bi » à « en fait ce sont les hommes que j’aime ». Faire le deuil d’un futur implacable que je m’étais tracé avec, évidemment une femme. Envisager la solution bancale, utopique et introuvable du  « trouple ». Trouver Damien, me noyer dans ses yeux vairons et lâcher prise. Leur balancer tout ça à la gueule. Je n’ai jamais su faire soft.

Ce soir, je suis la somme de ces moments.

Vous pourrez me trouver cheesy comme disent les Ricains, cul-cul en version gauloise mais dans ma tête maintenant tout de suite, basta Delpech et Céline Dion, bienvenu Lou Reed.

Parce que ouais là, c’est juste un perfect day. Plein de promesses de droit au bonheur.

Demain, on la rencontre.  Alors oui, elle n’aura pas les yeux si singulier de son père. Mais elle sera notre fille. Je peux penser ces mots, mais je me retiens de les dire à mon Homme: notre fille ! Je les murmure, pour ne pas qu’ils s’envolent.

Il sait mon trouble, prend ma main, la serre avec force et me guide vers notre hôtel.

Tout le long du chemin, nous restons silencieux. Chaque foulée me ramène à notre histoire, ce parcours un peu fou et surtout inattendu.

Après pas mal d’incertitudes, il devenait évident que tout ceci finirait bien.

Les incertitudes venaient en fait de Jean, l’évidence ayant été éclatante dès le départ pour moi.

Mon départ à moi dans la vie n’avait pourtant pas été des plus simples, bien que très cliché : pauvre, banlieusard, arabe avec des yeux vairons et gay. De quoi bien faire se marrer un public de stand up. Comme disait ma meilleure amie, il ne manquait plus que le nanisme pour parfaire le tableau.

Heureusement, ma famille dont la culture l’aurait plutôt encouragée à me rejeter, avait toujours été aimante.

Ma mère d’une douceur infinie, et de cette belle intelligence humaine qui caractérise parfois les gens sans grande éducation scolaire, avait saisi très tôt ma grande sensibilité et probablement ma différence. Elle avait su trouver les mots pour que mon père me voit et m’accepte tel quel. Aussi j’avais pu grandir sans haine de moi et devenir un homme sûr de ses choix. Mon métier de photographe avait amplifié cette acuité dans le regard. J’excellais dans les portraits.

Très tôt j’avais pû voir au coeur des gens ce qu’ils étaient vraiment, surtout pour ceux qui se mentent à eux mêmes. Et ils sont légions.

Pour Jean , c’était plus sinueux.

Il s’était crû hétéro pendant quasi 30 ans!

Puis après une expérience de plan à 3 inattendu, il s’était pensé bi. Déstabilisé par cette nouvelle identité apparue tardivement, il avait imaginé un temps un « entre deux » : le trouple. Il aurait pû y cumuler son envie d’être père, son amour pour les femmes qui perdurait et ses nouveaux penchants, qui l’excitaient beaucoup plus. C’est déjà compliqué en couple, alors cette option était restée une douce utopie. Le chemin pour arriver à accepter cette réalité fût douloureux.

Pas un moment où il n’avait connecté que de choisir de simplifier son prénom Jean Luc en Jean, à ce même moment, pouvait avoir un rapport avec cette découverte d’une nouvelle part de lui.

Du commencement augure la fin disait Quintilien.

Notre rencontre fût belle, simple, sensuelle et pleine de rires.

Rien d’une bluette américaine, une rencontre dans un bar dans le Marais. Quelle originalité ! Enfin quelqu’un qui ne m’abordait par sur le thème éculé de mon regard si troublant et singulier. Ou de mon prénom tellement bleu blanc rouge pour un beau basané comme moi.

Juste une complicité immédiate. Même humour tranchant, mêmes envies au lit. Et le sentiment amoureux qui nous avait pris le bide tranquillement.

Il a fallu pour lui, faire face à l’idée d’être homo, passer le deuil du futur classique qu’il portait depuis qu’il était en âge de se projeter. Il ne se marierait pas à l’église et ne tiendrait pas la main de sa femme à la maternité. Je crois que l’intensité de nos sentiments l’aida pour beaucoup.

Progressivement il avait quitté une pseudo rudesse verbale. Mais pas ses petits airs snobs qui m’amusaient toujours autant…

Il avait franchi avec quelques éclats de voix l’étape douloureuse du coming out. Comme il ne fait rien à moitié mon Jean, il avait choisi le repas dominical avec pour témoins, frères, neveux et tantes. Evidemment, la pilule avait été un peu dure à avaler, mais je finis par être accueilli en terre mayennaise.

Comme un couple lambda, l’envie de partager notre cocon avait maturé.

Toujours rien d’une bluette, le processus avait été un brin douloureux. Mais comme toutes les étapes précédentes, on avait tenu.

Pour en arriver à Hoï An ce soir. Marcher main dans la main jusqu’à l’hôtel.

En attendant de rencontrer demain notre Li An et laissant nos corps se détendre dans cette foulée silencieuse, je songeais alors que  nous perdions tous bien trop de temps à penser qu’ après pas mal d’incertitudes, il était évident que tout ceci devait toujours mal finir .

Texte de Mini697

Enfin, elle se décida à se lever de son fauteuil en soupirant. Elle se sentait lourde et fatiguée. Rien ne se déroulait comme prévu. Elle regarda autour d’elle, s’attardant quelques secondes sur un tableau étrange dont la signification lui échappait. Elle fit le tour du grand salon pour la centième fois depuis son arrivée, espérant enfin repérer un indice sur la suite des événements.

Tout était si différent de ce qu’elle avait imaginé. Elle s’était attendue à ce que tout soit blanc, un peu féérique. Un vaste champ de coton dans lequel ses pieds se seraient enfoncés, malgré une certaine légèreté. Oui, elle pensait être légère désormais, libérée de toute émotion, de toute anxiété, de toute peur ou déception. Mais non, elle était dans cet immense manoir qui ne lui rappelait rien. Elle s’était attendue à un sentiment de familiarité, peut-être même à une succession d’impressions de déjà-vu, une preuve qu’elle était au bon endroit, qu’elle était enfin arrivée à destination. Mais rien, pour l’instant, n’allait dans ce sens.

Sa solitude ne l’étonnait pas et ne la dérangeait pas. Elle en avait l’habitude et c’était aussi une des raisons pour lesquelles elle avait entrepris ce voyage seule et sans rien en dire à personne. ‘Mais quand même, se dit-elle, un petit mot de bienvenue n’aurait pas été de trop.’

Elle se rappela le grand escalier en colimaçon qu’elle avait aperçu en entrant dans le salon et décida d’aller explorer les étages. Elle se retrouva dans un grand couloir avec une dizaine de portes de chaque côté. Elle ouvrit la première porte sur sa droite. La pièce était vide. Elle en ressortit aussitôt et ouvrit la porte suivante. La pièce était aussi vide que la première. Et aussi vide que la troisième. Elle commençait à se sentir mal à l’aise et surtout lasse de constater que rien n’était jamais simple. Elle abandonna l’idée d’ouvrir les autres portes et retourna dans la première pièce qu’elle avait pénétrée. Elle s’assit sur le parquet froid, ferma les yeux, attendit. Mais rien ne vint. Ni rien, ni personne, ni inspiration, ni révélation divine. Elle redescendit dans le salon et se rassit dans le fauteuil qu’elle venait de quitter.

‘Je finirai bien par comprendre les règles du jeu’, se dit-elle, les yeux fixés sur l’écran noir face à elle. Le problème, c’est que c’est ce qu’elle avait fait toute sa vie. Identifier les règles, comprendre les règles, suivre les règles. Et voilà où cela l’avait menée, dans ce grand manoir vide et impersonnel. Était-ce cela le nouveau départ qu’elle espérait ? Cela n’avait aucun sens.

Elle s’attendait à n’avoir ni faim, ni soif, ni sommeil. Mais elle avait faim, et rêvait d’une douche. Elle rêvait de se changer, mais, naïvement, n’avait pas songé à prendre sa brosse à dents et un chemisier de rechange. Elle se releva et s’arrêta devant un grand miroir. Ses longs cheveux roux étaient sales et entremêlés. Les immenses cernes noirs sous ses yeux contrastaient fortement avec la blancheur de son visage. Ses grands yeux marron étaient tristes. Il y avait un résidu de ce demi-sourire conventionnel et forcé qu’elle arborait au quotidien. Elle soupira à nouveau et regarda sa montre. Le temps risquait d’être long. Cela faisait bientôt vingt-quatre heures qu’elle était morte.

Alice avait toujours considéré qu’elle était quelqu’un de bien. Mais, pour la première fois depuis son arrivée, elle se demanda si elle était en enfer. Et c’est ici, à cet instant, que tout a commencé. Cette froideur, ce vide, ce silence, ce fauteuil commençaient à lui peser. Et surtout cette continuité, ce poids des souvenirs, de sa vie d’avant, allaient à l’encontre du but recherché. Elle se rendit compte qu’elle tenait encore dans sa main la petite télécommande qu’elle avait agrippée en entrant dans le salon quelques heures auparavant. Elle ne comportait qu’un bouton, sur lequel Alice n’avait pas encore appuyé. Comme d’habitude, elle attendait d’avoir toutes les cartes en main avant de prendre la moindre décision. Elle ne faisait jamais rien de spontané.

Jamais.

‘Mais, se dit-elle, cette fois, qu’ai-je à perdre ?’ A la fois surprise et effrayée par sa propre témérité, elle appuya sur le bouton et se tourna instinctivement vers l’écran qu’elle avait fixé durant des heures. Rien ne se passa. À contrecœur, elle retourna dans son fauteuil favori.

Pour la première fois, elle regretta. Elle ne savait quoi exactement. Sa décision ? La façon dont elle avait procédé ? Les gens qu’elle avait abandonnés ?

Et pour la première fois, elle repensa à Daniel, son amoureux. Ou ex amoureux, elle ne savait plus comment définir les gens qui étaient restés en bas, ou en haut, elle ne savait plus où elle était exactement.

Et pour la première fois, l’écran face à elle s’alluma.

Daniel se trouvait dans une pièce, apparemment vide. Alice fut parcourue d’un grand frisson, au simple souvenir du parquet glacial qu’elle apercevait à l’écran. Assis, immobile, Daniel ne pleurait pas. Il tenait une photo dans sa main, qu’il fixait mais ne regardait pas. Son visage était inexpressif, ses grands yeux blancs ne clignaient pas. Il y avait un je ne sais quoi d’étrange dans le caractère statique de sa posture. Mais pour autant, Daniel ne semblait pas surpris de sa présence dans ce lieu inconnu.

Alice n’était pas sûre d’aimer ce qu’elle voyait. D’une part, elle n’était pas sûre de vouloir voir ce qu’elle voyait. Ensuite, elle n’était pas sûre de comprendre. Et enfin, elle s’attendait à ce que Daniel soit anéanti, à ce qu’il pleure, qu’il hurle, qu’il crie de désespoir, qu’il insulte tous les dieux, qu’il lui demande de revenir. Ce calme apparent, cette sérénité l’agaçaient.

‘Oui’, cria-t-il subitement. Absorbée par ses pensées égocentriques, elle n’avait pas entendu les deux coups tapés discrètement à la porte de la pièce où il se trouvait. Daniel s’était levé brusquement. Il se passa machinalement la main dans les cheveux, plissa le col de sa chemise, s’arrêta une fraction de seconde devant quelque chose qu’Alice ne pouvait pas voir et ne se souvenait pas d’avoir vu. ‘Un miroir’ se dit-elle, tout en pensant que sa présence serait d’une absurdité sans nom. Il ouvrit la porte en tâtonnant.

Daniel parlait mais elle ne l’entendait pas. Elle se leva et tout en gardant les yeux rivés sur l’écran et ses doigts crispés sur la télécommande, elle marcha à reculons jusqu’à l’escalier qu’elle venait de redescendre, leva la tête mais il n’y avait aucun doute possible, le manoir était bien silencieux et elle restait persuadée qu’elle était le seul être humain en ces lieux. Elle hésitait à remonter à l’étage lorsqu’il reprit sa position initiale. Désemparée, elle se rassit également et observa l’homme qui jusqu’à quelques heures partageait sa vie. Daniel était grand et blond, le nez aquilin, une grande bouche rieuse. Et des yeux blancs, son principal atout dans la vie.

Il avait perdu la vue très tôt, de manière brusque et mystérieuse, quasiment du jour au lendemain. Et de manière toute aussi abrupte, il avait développé ses autres sens de façon spectaculaire, voire magique. Alice n’avait jamais osé l’avouer mais cela l’effrayait. Que Daniel entende le chat de la voisine miauler, c’était une chose. Mais, sa capacité à lire en chacun comme dans un livre ouvert, à comprendre, à pressentir les choses et les gens, à anticiper les évènements, faisait de lui quelqu’un d’unique, de différent. Elle n’avait jamais avoué non plus qu’elle jalousait ce pouvoir, qui avait permis à Daniel d’obtenir tout ce pour quoi elle s’était toujours battue, en vain.

Daniel n’avait jamais eu besoin d’elle. Au contraire, il avait toujours essayé d’apporter son aide à Alice, aide qu’elle avait toujours refusée, par fierté et parce qu’elle préférait faire les choses à sa manière, conventionnelle et rationnelle. Mais, cela n’avait jamais raté, les prévisions de Daniel, ses prophéties s’étaient toujours avérées vraies. Et elle avait toujours fait les mauvais choix.

Et là, encore une fois, Daniel semblait la narguer. Alors que seconde après seconde, elle réalisait que son conte de fée ne se réaliserait pas, qu’encore une fois, elle prendrait, elle n’en doutait pas, les mauvaises décisions, Daniel, assis sur ce parquet, toujours immobile, fixant toujours cette photo qu’elle ne pouvait pas voir non plus, avait l’air d’être dans son élément et semblait, lui, avoir senti les règles du jeu. Comme toujours.

Elle le haïssait. Lui, son pouvoir, son succès qui venaient jusqu’à lui gâcher sa mort. Elle avait l’impression d’étouffer de rage, de littéralement asphyxier. Elle prit une grande inspiration et toussa très fort, comme pour évacuer les sentiments venimeux qui l’envahissaient progressivement. Daniel leva alors la tête, ses narines frémissaient, comme à la recherche d’une odeur familière, ses oreilles semblaient guetter le moindre bruit supplémentaire, ses mains touchaient délicatement le sol.

‘Calme toi, Alice’, murmura-t-il.

Texte de Pilly80

Le soleil de printemps se levait doucement sur le petit hameau béarnais isolé. Ses rayons éclairèrent timidement les pierres et chassèrent les ombres de la nuit. Une petite brise fit bouger en grinçant les vieux volets que plus personne ne fermait. Un peu de poussière vola dans une des maisons abandonnées. Cela faisait bien longtemps que le hameau avait dit au revoir à son dernier habitant. Un petit vieux tout ratatiné, qui ressemblait à un vieux rocher pyrénéen. Il était resté jusqu’au bout et s’était endormi pour toujours en souriant dans son lit. Et le hameau était devenu un lointain souvenir. Le lierre envahissait progressivement les murs et gagnait du terrain. Les lézards et les souris s’installaient dans les maisons. Il y restait quelques meubles éparpillés un peu partout. Dans la pièce principale de la plus grande, on trouvait un petit banc d’enfant renversé, avec le prénom Pierre écrit dessus au couteau. Les entailles étaient maladroites et imprécises, sûrement faites par des petits doigts bien décidés mais encore malhabiles. Il y avait un long vase bleu, sale et décoloré sur le rebord de la fenêtre qui contenait des fleurs fanées envahies de toiles d’araignées.

Les oiseaux débutèrent alors leurs chants matinaux pour accompagner le lever du soleil et le hameau devint soudain très bruyant. Et plein de vie. Les galopades des petits rongeurs répondirent au bruissement des feuilles et aux craquements des vieux planchers que plus aucun pied ne foulait. Les lézards partirent se positionner stratégiquement sur les murs de pierre, là où le lierre leur concédait un peu d’espace.

Une fine brume disparaissait, laissant apparaître la façade pyrénéenne, derrière le hameau perché sur la colline. Les silhouettes d’autres hameaux seuls et éloignés lui répondaient et s’éveillaient en même temps . Les champs en friche, les bosquets et les petits bois alentours s’agitaient de plus en plus. La matinée s’écoulait doucement.

La lumière rentrait maintenant à flots dans les maisons, par toutes les ouvertures qu’elles avaient cédées au temps et à l’usure. Elle caressait les murs anciens, les toitures délabrées, faisait briller quelques casseroles cuivrées et illuminait modestement le miroir piqué de la grande maison.

L’odeur entêtante du chevrefeuille se fit plus discrète à mesure que le jour avançait. Elle laissait progressivement la place à celle des rosiers plantés il y a bien longtemps dans les jardins à l’abandon et des glycines qui bataillaient vaillamment contre le lierre sur les murs.

Et puis soudain, tout ce déroulement printanier fut troublé. C’est ici, à cet instant, que tout a commencé. Des bruits secs et claquant résonnèrent. Les lézards se cachèrent en toute hâte dans les recoins sombres et les oiseaux suspendirent leurs chants un moment. Des odeurs étrangères et pourtant vaguement familières se faufilèrent à travers les maisons et les ruelles envahies par les herbes folles. Quelques secondes plus tard,  une voix essouflée se fit entendre : «  ça y est ! Nous sommes enfin arrivés ! ».

Pierre entra dans le hameau en souriant comme un gamin de dix ans. Il se retourna vers ses amis, tout joyeux : « Et voilà, c’est ici que j’ai vécu mes meilleures vacances ! On va passer une super semaine ! » Ses yeux bruns de montagnard pétillaient tellement qu’il ne remarqua pas les mines déconfites voire décomposées des trois personnes qui l’accompagnaient. Il n’était pas revenu ici depuis plus de vingt ans mais voyait toujours l’endroit tel qu’il était, avec ses yeux d’enfant passionné d’aventures et habitués à la vie au grand air. Ses amis, eux, étaient de purs produits citadins et avaient le regard lucide. Son village typique et merveilleux ce n’était qu’un tas de ruines paumé dans la cambrouze sous un soleil printanier encore timide. Le petit groupe, composé d’une femme et de deux hommes d’environ 35 ans, se sentit un peu abattu.

« On peut rester juste le week-end , avança Marc. Et on finira la semaine dans le charmant petit gîte qu’on a quitté ce matin et qui n’est qu’à trois heures de marche.

– Mais enfin pourquoi ? s’exclama Pierre. Y a tout ce qu’il faut ici et on a amené de quoi manger pour au moins six jours ! Allez, ça va vous faire un bien fou de décrasser vos poumons pollués et de vivre un peu à la dure !

– Un peu à la dure…c’est vite dit quand même. C’est « Vis ma vie chez les ermites », murmura Lucie pour elle-même ».

Mais ils étaient très attachés à Pierre et ça semblait lui faire tellement plaisir qu’ils décidèrent chacun de faire un effort. Il s’étaient tous rencontrés en fac de biologie des années auparavant. Il les bassinait avec son village des Pyrénées depuis longtemps. Ses parents l’y avaient envoyé chaque été jusqu’à ses douze ans. Il logeait alors chez ses grands-parents dans la plus grande des maisons. Puis ses grands-parents avaient dû partir en maison de retraite et ça avait été la fin des vacances pyrénéennes pour Pierre. Cela avait été un véritable crève-coeur pour lui. Il vivait à l’époque à Bordeaux et y vivait toujours mais il ne s’était jamais réellement senti chez lui en ville. Il était bâti comme un montagnard : petit, brun et trapu. Un corps fait pour escalader, grimper, vivre dehors. La ville l’étouffait et son métier aussi. Il était archéo-anthropologue. Il adorait être sur des terrains de fouille mais passait le plus clair de son temps dans son bureau à faire de la paperasse. Alors, quand il avait soumis le projet de faire son petit pélerinage dans le village de son enfance pour ses 35 ans, ses amis s’étaient proposés pour l’accompagner. Là, ils regrettaient un peu quand même.

Ils posèrent tous leurs sacs à dos sur le sol et se répartirent un peu hasard pour visiter les lieux.

Mais ils formaient un drôle de groupe : trois personnes l’air désolé, errant les bras ballants et Pierre tout guilleret qui se prenait plein de souvenirs dans la figure et qui en était ému aux larmes. « Venez voir ! C’est la maison de mes grands-parents ! ».

Ils le rejoignirent en traînant un peu la patte.C’était désolant. La maison était envahie de poussières, de toiles d’araignées, de crottes de souris. Le toit était en très mauvais état état et il n’y avait ni eau courante ni électricité. Les quatre amis bien sûr avaient prévu des tentes et des packs d’eau, en plus de la nourriture en boîte et de réchauds. C’était malgré tout un véritable choc des cultures pour les trois citadins.

Puis Lucie remarqua le petit banc et s’attendrit en reconnaissant le prénom de son ami gravé maladroitement dessus. Elle le prit pour le remettre droit et remarqua, collée dessous,  la photo abîmée en couleurs d’un enfant. « C’est qui, demanda-t-elle ? » Pierre se précipita pour le lui arracher des mains. Mais elle tînt bon. « Ah mais c’est toi, non ? Mais ils sont bizarres tes yeux ! Y en a un marron et l’autre…vert ou bleu…je vois pas bien ».

Pierre se rembrunit immédiatement. « Fais voir, dit Romain. Mais oui c’est bien notre petit Pierrot ! Mais il a une grosse conjonctivite sur la photo, rajouta-t-il en rigolant ».

Marc se rapprocha pour regarder à son tour. « Mais non ! Il a les yeux vairons ! Comme David Bowie ! Mais ils sont bruns tes yeux maintenant ! C’est possible ça ?

– Je porte des lentilles, voilà ! On se moquait tellement de moi quand j’étais gosse… Y a qu’ici qu’on ne me disait rien. On me regardait bizarrement, les gens me fixaient beaucoup quand je leur parlais mais c’est tout. Les montagnards, ce sont des taiseux et ça me convenait bien.

– Non mais c’est surtout que tu ne nous l’a jamais dit, qu’en plus, ça fait longtemps que t’as plus douze ans et que tout le monde s’en fiche des yeux vairons, s’exclama Lucie. Enlève tes lentilles ! Montre-nous ! »

Pierre s’exécuta à contre-coeur. Il ne prit même pas la même de se laver les mains ni d’utiliser un miroir. Il avait si souvent répéter le geste de retirer ses lentilles chaque soir qu’il le faisait automatiquement. Ses doigts semblèrent à peine effleurer ses yeux et les lentilles atterrirent par terre. A quoi bon continuer de se dissimuler ? Il leva son visage vers ses amis qui reculèrent tous imperceptiblement. L’oeil gauche était si noir qu’on ne distinguait pas la pupille de l’iris et l’oeil droit était d’un bleu presque turquoise. Le contraste était saisissant et même dérangeant. Pierre reconnut immédiatement ce regard qu’il n’avait pas vu sur lui depuis des années.

Ses amis restèrent interdits plusieurs secondes. « Ah ouais…quand même…, souffla Romain ».

Pierre baissa la tête et sortit de la maison. Ce n’était pas une bonne idée de les avoir conduits ici. Il voyait bien que le hameau était délabré et abandonné depuis longtemps. Il comprenait aussi que venir dans cet endroit sans le moindre confort et juste au début du printemps n’était pas si simple. Même lui commençait à regretter.

Lucie s’approcha doucement : « Allez Pierre, on va passer un bon moment ici. On va trouver de quoi nettoyer le salon de la maison de tes grands-parents. Enfin, au moins balayer le sol. Mais avant on va piquer-niquer. On a tous faim et Marc a ramené un excellent vin rouge. » Elle avait toujours su l’apaiser, Lucie. Après l’avoir embraser à une époque. Etrangement, il appréciait aujourd’hui l’amitié tranquille qui avait découlé d’une passion autrefois si violente. Elle rajouta en souriant : « Alors comme ça tu gardais tes lentilles en toutes circonstances. » Il lui caressa la nuque, un dernier geste-souvenir de leur intimité disparue, et ils rejoignirent ensemble Marc et Romain.

Ils allèrent ensuite s’installer sur un petit muret qui tenait toujours bon et qui permettait d’être éclaboussé par un panorama magnifique. Romain avait crié « Putain c’est beau ! » et un courant de bonne vieille complicité leur avait chatouillé les vertèbres. Ils mangèrent beaucoup et burent sans aucune modération devant le paysage  que la brume du matin leur avait depuis longtemps dévoilé. Ils se sentirent tous un peu somnolents et s’étendirent dans l’herbe au soleil sur leurs duvets. Pierre s’endormit rapidement, bercé par les bruits et les odeurs de son enfance. Les autres mirent un peu plus de temps, à cause des mêmes bruits et odeurs qui leur étaient parfaitement étrangers.

Le froid de la fin d’après-midi les réveilla. Ce n’était pas très agréable et ils se redressèrent brusquement en se secouant un peu. Ils décidèrent de nettoyer comme ils le pourraient la grande maison pour se réchauffer. Ils ne monteraient pas de tente pour la nuit. La toiture était encore en bon état et ils avaient ainsi l’impression de réaliser avec lui, au plus près, le pélerinage de Pierre vers son enfance. Ils balayèrent maladroitement le sol avec deux vieux balais en paille trouvés dans une maison plus bas et enlevèrent quelques toiles d’araignées avec des feuilles. C’était tellement ridicule qu’ils riaient sans arrêt et se prenaient en photo. Ils rirent moins quand Pierre leur indiqua qu’ils pouvaient aller se laver dans la rivière, tout près. Cela paraissait charmant quand il en parlait pendant un dîner bien au chaud dans l’appartement douillet de Marc mais la réalité de la température de l’eau d’une rivière de montagne au printemps  leur fit préférer les lingettes de Lucie. Ils verraient pour les jours suivants.

La nuit tombe vite en altitude. Le petit groupe s’installa donc dans le salon plus ou moins dépoussiéré et ils allumèrent les lampes-tempêtes qu’ils avaient emmenées, Ils mirent pas mal de temps à chauffer de l’eau sur leurs deux réchauds. Ils commencèrent à réaliser qu’il faisait vraiment froid. Marc proposa d’allumer un feu et se tourna l’air interrogateur vers Pierre en évitant, comme les trois autres, de croiser son regard si étrange. Il fixait un point invisible entre ses yeux. Pierre fit comme s’il n’avait rien remarqué alors qu’à chaque fois, ça avait été comme une gifle. « On peut en allumer un dehors mais certainement pas dans la maison. La cheminée ne fonctionne plus et on risque tous de mourir soit brûlés soit asphyxiés. » Personne n’avait envie de faire un tel choix. Ils allèrent, sur les conseils de Pierre, chercher du bois dans la lumière floue du crépuscule. Quelques minutes plus tard, il réussit à lancer un feu joyeux et vigoureux à quelques pas de la porte d’entrée. La chaleur leur fit du bien et ils regardèrent les flammes en silence. Romain sourit et félicita Pierre en lui disant qu’il avait certainement lu attentivement « Copain des bois ».  Ils se régalèrent en mode régressif de knackis et de marshmallows grillés au feu de bois. Ils se rappelèrent d’anecdotes passées souvent bien honteuses et drôles. Il y eut aussi des évocations nostalgiques, de celles qui serrent doucement le ventre avec une joie un peu douloureuse.

Puis quand il n’y eut plus rien à dire, ils écoutèrent la nuit, la tête renversée par le ciel étoilé. Le chèvrefeuille prenait enfin sa revanche sur les rosiers, le feu s’éteignaient lentement et aucun n’avait envie d’aller se coucher.

Mais leurs paupières commencèrent à piquer alors ils se dirigèrent à tâtons dans la pénombre jusqu’au salon de la grande maison. Ils y avaient étendus des tapis de sol et leurs duvets encore humides de leur sieste tardive. Il s’endormirent tous très vite et profondément. Pour se réveiller, une heure après, complètement frigorifiés. La vieille maison n’était plus chauffée depuis bien longtemps et la fraîcheur de la montagne les prit un peu au dépourvu. Même Pierre n’y avait pas pensé, tout aveuglé par ses souvenirs et ses émotions. Il ne restait plus qu’une solution : faire repartir le feu dehors et se coucher autour de lui en le relançant régulièrement. Ils organisèrent entre eux des tours de garde. Il fallait aussi s’assurer de leur sécurité, à dormir ainsi tout prêt du feu. La poésie nocturne ne les touchait plus. Ils réalisèrent tous que leur projet était bien compliqué et qu’ils s’étaient mal préparés. La nuit fut donc courte et difficile pour les quatre amis.

La matinée les trouva maussades et fatigués. Ils rangèrent leurs affaires en silence. Ils ne rirent pas quand Romain dit qu’il avait dormi merveilleusement, comme sur un morceau de nuage. Aucun de ses amis ne voulait regarder Pierre, et cela n’avait aucun rapport avec son regard si étrange. Lucie prit son courage à deux mains et alla le retrouver près du muret où il s’était isolé. «  Je crois qu’on devrait tous rentrer au gîte où nous étions hier. On y passera la semaine et on rira à nouveau des blagues de Romain. »

Mais Pierre n’arrivait pas à s’y résoudre. Il lui répondait qu’il voulait être un peu seul. Dès qu’elle eut le dos tourné, il pleura. Doucement d’abord puis de plus en plus fort. Il pleurait son enfance, il pleurait ses souvenirs, il pleurait sa bêtise d’être venu au printemps, mal équipé. Il pleurait de pleurer. Puis il sentit la main de Marc sur son épaule et il s’apaisa. « Tu sais ce qu’on va faire ? lui murmura son ami. On va se prendre un bon café dégueulasse et grignoter un peu. Quand il fera un peu plus chaud, on ira tous piquer un petit somme au soleil pour récupérer. Et on descendra ensuite vers le gîte. On reviendra cet été, ce sera plus simple. Tu verras. »

Ils rejoignirent Romain qui tentait patiemment de faire chauffer de l’eau sur un des réchauds pendant que Lucie versait du café lyophilisé dans quatre tasses. Ils levèrent leurs têtes vers lui en souriant quand ils le virent approcher avec Marc.

Les amis de Pierre pensèrent alors qu’après pas mal d’incertitudes, il devenait évident que tout ceci finissait bien. Quant à lui, il pensa, agacé, que jusqu’au bout, il y avait eu des imprévus dans cette histoire.

Malgré tout, ils se sentirent bien en se réveillant de leur sieste au soleil. Ils mirent leurs sacs sur leurs épaules et commencèrent à descendre. Comme Pierre ralentissait en jetant un dernier regard vers le hameau, il pensa soudainement qu’il ne reviendrait pas ici. Ni cet été, ni jamais. Il pensa aussi qu’il allait remettre ses lentilles dès demain. Puis il se tourna vers ses amis et se hâta de les rattraper.

Bientôt, on n’entendait plus leurs pas et le hameau résonna seulement de chants d’oiseaux et de multiples passages de petites pattes pressée. Une brise chassa les odeurs restantes de café mais celle du feu de bois persista malgré les attaques incessantes des roses et des glycines. Quelques grains de poussières se faufilèrent discrètement dans le salon de la grande maison par les fenêtres mal closes et une souris y tenta une traversée en éclaireur. Le soleil monta haut dans le ciel et les lézards purent à nouveau profiter des murs silencieux. Puis le soleil descendit, laissant la place à une fraîcheur de plus en plus importante. Bientôt le ciel étoilé recouvrit le hameau et à nouveau le chèvrefeuille s’exprima. Enfin, quelques heures plus tard, une lueur apparut au loin, tout à l’est. Elle grandissait petit à petit, faisant rougir le ciel. Les merles lancèrent leurs premières trilles du jour. Le soleil de printemps se levait doucement sur le petit hameau béarnais isolé.

Texte de Groux

Des jours et des jours que je roule. J’ai dit à mes amis que je partais me ressourcer en pleine nature, loin de tout. Je leur ai expliqué avoir l’impression de suffoquer dans cette vie, de ne plus me reconnaitre dans ce quotidien. J’ai laissé les clés à ma sœur et posé tous les congés qu’il me restait. J’ai ressorti du garage mon vieux camping-car des années 60 et suis parti sans me retourner, sans destination précise.

Je ne peux pas leur expliquer ma démarche, personne ne comprendrait. Au mieux, ils croiraient que je suis malade, au pire ils me verraient comme un illuminé.

Il y a quelques temps, le regard des autres m’aurait freiné, m’aurait fait reléguer mes désirs dans un coin de mon cerveau. Aujourd’hui, je me sens prêt à assumer qui je suis et ce que je veux.

La route défile sous les pneus de mon combi. Je cherche un endroit isolé. L’idéal serait de camper au bord d’un lac, perdu au milieu d’une forêt. Pas trop loin d’une ville, que je puisse aller me ravitailler, mais suffisamment éloigné pour qu’aucun intrus ne vienne m’importuner et que je puisse vaquer tranquillement à mes occupations.

Comme chaque matin, après mon café pris face au lac et au soleil qui se lève, je vais prendre ma douche. Aujourd’hui, pourtant, je m’attarde plus longuement sur mon reflet dans le miroir. Je suis méconnaissable. Une barbe me mange les joues, mes cheveux ont poussé et sont complètement indisciplinés, ma peau est tannée par le soleil. Je regarde mes yeux. Mes yeux si particuliers, qui font se retourner les gens, qui font qu’en soirée, chaque personne me remarque, et vient obligatoirement me parler afin de voir ce phénomène de plus près. Jusqu’à présent, cela me mettait mal à l’aise, j’aurais préféré me fondre dans la masse. Aujourd’hui, je suis fier de mes yeux, l’un bleu, l’autre marron. Comme s’ils témoignaient de tout ce que je peux être, de ma dualité, de la multiplicité de mon être, de ma différence.

Il me faut aujourd’hui aller à la petite ville jouxtant la forêt, me ravitailler. Comme à chaque fois, je laisse mon véhicule et me déplace à pieds. A la moitié du chemin, la pluie se met à tomber. J’aime la sensation de l’eau glissant contre ma peau, de mes cheveux se collant contre mon front, de mes vêtements se plaquant contre ma peau.

En arrivant au village, les rues sont désertes. Les habitants se sont précipités à l’abri, col relevé, parapluie ouvert. J’ai l’impression que la ville m’appartient.

Un frisson de froid me traverse le dos. Je n’avais pas prêté attention au vent qui s’était levé. J’ai besoin de me réchauffer. Devant moi, une petite porte dérobée avec un petit panneau de bois indiquant un bar. J’ai l’impression d’être transporté des siècles en arrière devant cette devanture et décide de pousser la porte.

Il faut du temps pour s’acclimater à la pénombre de la pièce. Les yeux sont obligés de cligner plusieurs fois pour s’habituer et tenter de voir quelque chose. Une odeur de cigares, de cuir et de café saisit quiconque pousse la porte et ose s’aventurer à l’intérieur.

La pièce est grande mais donne une atmosphère calfeutrée. Aucune fenêtre ne vient habiller les murs. La lumière est apportée par de grosses ampoules descendant du plafond, amenant une douce lumière orangée. Les va-et-vient des passages font bouger ces longs fils de lumière, entrainant un jeu d’ombres chinoises. Les visages ne sont jamais entièrement révélés.

Les murs sont faits de grands panneaux de bois sombres. Quelques vieilles peintures y sont accrochées et ont eu leur temps de gloire il y a de nombreuses années. Aujourd’hui, la fumée des innombrables cigarettes les ont délavées, ternies. Pour certaines, on ne devine plus qu’on ne les voit les personnages.

Au fond de la pièce, une grande bibliothèque regroupe différentes boites de cigares, quelques vieux rhums et whiskys et des livres jamais ouverts, recouverts d’une épaisse couche de poussière.

Une grande caisse de bois est posée tout en bas, remplie de tous les objets oubliés par les clients. On y trouve des lunettes, des briquets, de vieilles lettres d’amour, quelques couteaux, un revolver ainsi qu’une veste ou une paire de chaussures… un bric-à-brac à l’image des occupants du lieu.

Dans son prolongement, le comptoir du bar. Un comptoir en bois, imposant, immuable. Poli par toutes les mains qui se sont appuyées dessus. Prolongé au fond par un grand miroir, agrandissant la pièce, déformant les gens et objets. A chaque extrémité, une lampe à l’abat-jour piqué.

De vieilles tables bancales en bois vieilli sont disséminées dans la pièce. D’étranges figures géométriques ont été formées par les ronds des verres ou des tasses à café, par les brûlures de cigarettes, par les différents chocs reçus. Des chaises au dossier rond et ajouré les entourent, complétées par d’autres, rajoutées au gré des bagarres.

Près des murs, de vieux fauteuils en cuir, usés et défraichis d’avoir trop servis. D’anciens jeux de cartes sont abandonnés sur les tables basses leur faisant face.

Des ventilateurs de plafond tournent paresseusement, brassant un air chaud et rance.

Le parquet grince lorsqu’on s’avance dans la pièce. Sur la droite, un vieux juke-box occupe un des angles. Il diffuse encore des vieilles musiques grésillantes de jazz américain des années 30.

Au centre, la pièce maitresse. Un piano droit en bois, relativement en bon état en regard du reste de la décoration. Ses touches sont en ivoire. Le bois est brut et abimé. Vieux gréement ayant traversé les décennies. Face à lui, un banc au cuir déchiré. L’ensemble raconte des histoires sans parler, invite à l’écoute et à l’instant présent. N’importe qui peut venir jouer.

C’est ici, à cet instant, que tout a commencé. Au milieu des ronds de fumée, des rires d’hommes et des sourires des femmes. Au milieu des cigares, des verres de scotch et des jeux de cartes. Au milieu des senteurs de nicotine, des odeurs d’alcool et des parfums capiteux.

Lorsque, glacé par la pluie, j’ai osé pousser cette porte et m’aventurer au milieu des habitués. Lorsque j’ai vu ce piano et que j’ai effleuré ses touches du bout des doigts. Lorsque j’ai pris place dans un de ces fauteuils et que le temps ait semblé s’arrêter.

Tout ce que j’avais pu contenir durant toutes ces années s’est mis à déferler en moi, torrent impétueux et sauvage.

Je regarde les clients autour de moi. J’aperçois cette belle dame brune, au regard vague. Elle semble triste. Un seul verre, presque vide est posé devant elle. Verre de cognac me semble-t-il. Je pourrais surement lui en proposer un autre.

Il y a aussi ce groupe de jeunes filles. Une s’est retournée pour me regarder lors de mon entrée et m’a adressé un petit sourire timide. Mais ses amies rigolent fort, cela m’insupporte.

Je vois également le profil de cette jeune femme blonde. J’aime la délicatesse de son nez et la finesse de ses mains que l’on voit, tenant l’anse d’une tasse à café. Je la fixe, hésitant à me lever pour aller lui parler, lorsqu’un homme arrive et l’embrasse dans le cou.

Je sens un regard fixé sur moi. Un jeune homme brun, yeux noirs, barbe de quelques jours savamment travaillée. Son regard me transperce, m’aimante. Je le trouve beau.

Je sens au fond de moi que ce soir, enfin, j’oserai aller aborder quelqu’un. Que je laisserai ma timidité de côté.

Je fais signe au serveur, afin qu’il vienne prendre ma commande. Je demande un verre de bourbon. Je n’en ai jamais pris mais il me faut me donner une contenance.

Je continue d’observer les occupants du lieu quand une voix chaude et grave me fait sursauter. Le jeune homme brun. Sans me demander mon avis, il s’assoit dans un des fauteuils me faisant face et engage la conversation. Ses yeux pénétrant les miens, il me dit qu’il est lui aussi seul ce soir dans ce bar. Qu’il n’aime pas boire sans quelqu’un lui tenant compagnie, qu’il trouve encore plus dommage de me voir seul et que la soirée lui serait bien plus agréable à mes côtés.

Je lui souris et accepte. Cela sera donc lui ce soir.

Il se révèle d’une compagnie charmante. Après plusieurs verres partagés, je me risque à quelques allusions d’intimité. Il me propose alors que l’on aille prendre un taxi pour aller chez lui. Je m’imaginais cela plus difficile. Lorsque nous quittons ce bar, je sens l’excitation m’envahir et la fébrilité me gagner. C’est la première fois que je vais le faire. Une sorte de calme glacé m’envahit à cette idée. Je sais exactement quoi faire.

Mes doigts viennent alors toucher le métal glacé du couteau que j’ai emporté. L’excitation monte encore à ce contact.

Il se tourne alors vers moi tandis que le taxi se gare. Il me fait un large sourire en m’ouvrant la portière, m’invitant à monter…

D’étranges pensées se bousculent dans ma tête au fur et à mesure que le taxi avance dans la ville endormie. J’ai imaginé tellement de fois ce moment, j’ai envisagé toutes les façons de procéder. Je tourne la tête vers lui, il me sourit. Son air tendre et doux m’émeut. Il me prend la main, me fait des petites caresses. Une pointe de culpabilité m’envahit, que je refoule immédiatement. Je ne dois pas m’éloigner de mon but. Je serre le couteau dans ma poche, comme un totem, un talisman.

Je repense à mon adolescence. J’étais fasciné par les dissections et la médecine. Les muscles, les tendons, les cartilages n’avaient plus de secrets pour moi. J’étais subjugué par l’incroyable complexité du corps humain. Là où certains affichaient les posters de leurs idoles, moi j’ornais mes murs de grandes planches d’anatomie.

Le contact de sa main sur mon bras me fait revenir à la réalité. De son doigt, il suit le trajet de mes veines saillant sous ma peau. Un frisson me parcourt, je ferme les yeux une seconde. Sa main remonte vers mon cou, ses doigts viennent s’emmêler dans mes cheveux.

J’assiste comme un spectateur aux transformations que mon corps opère. Mon souffle s’accélère, mon rythme cardiaque se désordonne, mes sens sont en alerte. Je me tourne alors vers la fenêtre. Il faut que je me recentre sur mon projet.

Cela fait tellement longtemps que personne ne m’a touché. Dans mes scénarios, je n’avais pas anticipé que mon propre corps pourrait me trahir pour un peu de douceur, un peu de contact physique. Je serre les dents, la rage me reprend.

Les lumières défilent, comme des flashs dans la nuit noire. Je me ressaisis, il ne faut pas que je sois trop distant. Il me faut jouer le jeu également, gagner sa confiance pour pouvoir mieux le frapper en plein cœur.

Je me penche vers lui et ma main vient esquisser une caresse sur sa joue. Je sens les picotements de ses poils le long de mes phalanges.

Le taxi ralentit et s’engage dans un petit chemin de terre mal éclairé. Une forme sombre au loin laisse deviner une maison entourée de grands arbres sombres. Quelques pas nous mènent à l’entrée. Je suis mon hôte à l’intérieur. L’excitation me reprend tandis que je m’avance dans le salon.

Alors que je m’installe dans le canapé, je l’entends sortir des verres et me proposer une coupe de champagne.

Mes yeux font le tour de la pièce, je m’imagine porter mon premier coup sur ce grand tapis noir. Et tandis qu’il serait à genoux face à moi, l’empoigner par les cheveux et le trainer sur le carrelage froid. Je viendrais alors m’allonger contre lui, et pendant que ma bouche viendrait s’écraser sur la sienne, mes mains le déshabilleraient. Je m’imagine lui faire l’amour, tandis que mes doigts serreraient son cou, réduisant sa respiration.

Je voudrais l’entendre crier, de plaisir et de peur, de souffrance et de jouissance.

Un souffle chaud dans mon cou m’indique sa présence auprès de moi. Il vient me mordiller le cou, je sens sa langue douce et chaude contre ma peau. Je ne peux retenir un gémissement. Ses mains descendent le long de mon torse, se glissent sous mes habits. Un frisson part de ma nuque et descend le long de ma colonne vertébrale. Ma bouche cherche la sienne, mes mains l’attirent contre moi. Ses yeux brûlent de désirs alors qu’il commence à me retirer ma chemise.

Je repousse en pensée le moment de mon passage à l’acte. Il me séduit et réveille en moi des sentiments oubliés. J’entends une petite voix me murmurer que je ne suis pas obligé, que je peux encore faire machine arrière, que rien ne m’oblige à passer à l’acte.

Son corps vient alors se presser contre le mien. Je sens son désir déformer son pantalon, je sens l’envie monter. Je vois le sang palpiter à travers ses veines. Je me mords la lèvre en imaginant le sang gicler, en le ressentant couler le long de mes doigts, chaud et onctueux.

Après pas mal d’incertitudes, il devient évident que tout ceci finira mal. Ma pulsion est trop forte. Je ne vois plus que du sang et de la chair devant moi.

Je le sens, malgré moi, se relever. Il me dit de l’attendre, qu’il va aller chercher la bouteille de champagne au sous-sol. Je le vois qui s’éloigne. Je reprends mes esprits. Un autre scénario germe dans mon esprit. Le prendre par surprise, alors qu’il me croit encore au salon, le poignarder encore et encore. Puis lui faire l’amour pendant qu’il se vide de son sang. Mélanger nos corps, nos fluides, notre sang.

Sur la pointe des pieds, j’entrouvre délicatement la porte et commence à descendre les marches.

L’excitation continue de monter au fur et à mesure que j’avance. Je m’arrête avant d’arriver en bas et abandonne ma chemise sur le sol. Je l’entends remuer des affaires. Je ne sais pas ce qu’il déplace pour trouver cette bouteille mais il ne s’attend certainement pas à me voir arriver.

Je colle ma main contre la porte en bois. Je caresse délicatement le bois brut, imaginant mon amant de l’autre côté. Je laisse les images défiler dans ma tête, m’envahir jusqu’à me donner de réelles sensations, jusqu’à atteindre la limite de la jouissance. Cela me met dans un état second, je ne suis plus qu’une arme en marche, qu’en quête de sang et de chairs tuméfiées.

J’appuie très lentement sur la poignée de la porte. Je retiens mon souffle tandis que la porte s’entrouvre. De ma main droite, je sors le couteau et du pouce, l’ouvre.

Aucun grincement ne se fait entendre, je me réjouis de pouvoir compter sur l’effet de surprise. Je réalise soudain que les bruits que j’entendais se sont arrêtés, seul le silence m’accompagne. Il me faut redoubler de prudence, je veux pouvoir le surprendre.

Je pousse un peu plus la porte et me glisse par l’entrebâillement. La pièce est baignée de pénombre et une sensation de froid m’envahit. Je dois être arrivé dans sa cave. Mes yeux clignent mais s’habituent rapidement à cette obscurité. Je vois des rayonnages et des dizaines de bouteilles de vins alignées, couchées. Mais aucune bouteille de champagne. Je m’aventure un peu plus, et le cherche du regard. Personne. J’aurai juré l’avoir entendu derrière cette porte. J’aperçois alors une petite porte de bois entre 2 rayonnages. Il doit être derrière, j’avais également chez moi une pièce où je stockais les bouteilles dédiées aux occasions particulières. Je m’approche pour l’ouvrir aussi doucement que la précédente. La porte s’entrebâille cette fois avec un petit grincement métallique. Je m’aventure plus rapidement à l’intérieur, je bouillonne. Je déteste cette frustration de devoir attendre. Je sens mon excitation à son apogée et je veux assouvir tous mes fantasmes. Peu importe qu’il m’entende, j’improviserai.

Au moment où je m’avance dans la pièce, j’entends la porte se refermer brusquement derrière moi. Le courant d’air que je sens contre mes joues aura eu raison de ma tentative de discrétion. La pièce est plongée dans le noir. A tâtons, je trouve un interrupteur et fait jaillir la lumière. Je me trouve dans une pièce immaculée. Une table métallique est installée au milieu et seules 2 grandes armoires sont installées contre les murs. Je recule doucement vers la porte, glacé par l’ambiance. Je ne sais pas ce qu’il fait dans cette pièce mais ne tiens pas à le savoir. J’appuie sur la poignée pour repartir à sa recherche, la rage encore décuplée de ne pas l’avoir trouvé et de devoir encore me languir pour assister à son agonie. La porte ne s’ouvre pas. J’appuie frénétiquement sur la poignée, tire, pousse, rien ne se passe. Je réalise, alors que l’angoisse monte simultanément, que la porte est fermée à clé. A ce moment-là, j’entends sa voix grave et chaude. « Je t’attendais ». Je me retourne doucement, serrant encore plus fermement mon couteau, prêt à l’attaquer au moment même où je lui ferai face. Il est debout au milieu de la pièce, ne portant qu’un grand tablier gris sans rien d’autre dessous. Dans sa main, une hache et dans l’autre une paire de tenaille. Je baisse les yeux sur mon couteau que je serre comme un ultime bouclier. Il semble ridicule. C’est à ce moment-là que l’horreur a commencé.

Il me fait face. Je le trouve tellement attirant avec l’angoisse qui blanchit ses traits. Il sert son couteau, comme s’il avait la moindre chance contre moi. Il était donc venu pour me tuer. Je trouve la situation tellement cocasse. Je ne l’avais pas vu venir celle-là. Tout comme je n’avais pas imaginé ramener un homme ce soir. Je pense, amusé, que jusqu’au bout, il y aura eu des imprévus dans cette histoire.

Cela rajoute du piquant à ce que je vais faire. Mes gestes sont maitrisés, d’une précision chirurgicale. Tandis que je commence à jouer avec lui, les murs insonorisés couvrent ses hurlements. Le sang gicle sur mon tablier, recouvre mes bras, me coule contre le torse.

Je me sens enfin apaisé, avec la sensation du travail terminé. Il me faut alors déplacer le corps avant d’aller me coucher. La petite forêt à la sortie de la ville fera l’affaire.

Mon téléphone me réveille quelques heures plus tard. Le soleil est à peine levé. A l’autre bout, un de mes hommes. « Capitaine, je vous ai envoyé un taxi, il faut que vous veniez immédiatement. Un promeneur a découvert un corps atrocement mutilé dans la forêt tout à l’heure. Je crois que tout cela recommence… ». Un sourire se dessine sur mes lèvres tandis que je monte dans la voiture. Je me sens au sommet de ma forme. D’étranges pensées se bousculent dans ma tête au fur et à mesure que le taxi avance dans la ville endormie…

Texte d’Ariane

Pêche

J’avais attendu des jours qu’on daigne s’intéresser à moi. Pourtant, en toute objectivité, c’est moi qui avais les plus belles courbes. Mes voisines avaient bien moins de classe. Il y avait la sportive à ma gauche, la ballerine à ma droite mais aucune n’avait ma douceur et mon teint de pêche unique. Cela générait quelques problèmes de voisinage : elles me jalousaient toutes, de vraies gamines. Elles me cassaient les pieds toute la journée et réclamaient ensuite qu’on les change de place. Soi-disant que je leur faisais de l’ombre. C’est vrai que j’étais essayée, admirée, complimentée… Mais rien à faire, personne n’avait osé sauter le pas et je me voyais déjà contrainte à attendre la prochaine démarque.

Ma voisine sportive du dimanche racontait à qui voulait l’entendre (et même à celles qui ne voulaient pas) qu’elle avait vécu en Chine. Elle me disait que je ne connaissais rien à la vie car je n’avais jamais franchi de frontières. Et quand je prônais le « Made in France », elle m’accusait d’être populiste. Sauf que cette peste avait été choisie, elle. C’était à croire que personne n’en avait rien à cirer qu’elle ait été fabriquée par des gamins de dix ans. Alors que moi, la plus belle de toutes, en cuir véritable, cousue main dans les plus beaux ateliers parisiens, je me contentais de guetter les passants, tout en haut de ma pile.

Heureusement, Violaine est arrivée et m’a adoptée. Dès que je l’ai vue entrer dans la boutique, je me suis sentie observée sous toutes les coutures. C’est ici, à cet instant, que tout a commencé. Violaine, ce serait mon rayon de soleil. Violaine était belle, Violaine était sexy, Violaine était intelligente. Violaine m’emmenait partout : à son travail, dans les plus grands restaurants, même danser jusqu’au bout de la nuit. Et je le lui rendais bien : jamais une entorse, jamais une égratignure. Elle m’évitait les nids-de-poule et je prenais soin de son vernis, on faisait la paire.

Malheureusement, Violaine n’avait pas encore trouvé chaussure à son pied. Et puis, un jour, boum, je me suis retrouvée face à des 44. Souvent des Converses. Pas trop désagréable comme compagnie : une belle ligne, originale, juste ce qu’il faut de confort, peu narcissique. Et Violaine s’est épanouie, elle s’est mise à acheter des robes de princesse et des sous-vêtements affriolants, à me faire courir quand elle était en retard, à sauter dans les flaques comme une petite fille. Forcément, j’ai pris quelques coups, faut dire, je n’étais plus toute jeune. Mais j’étais devenue son porte-bonheur, une histoire de pêché, je crois. Je me suis fait des amis parmi les Converses, une paire vert-bouteille notamment. On se retrouvait après le travail, parfois à des heures improbables, au milieu de la nuit ou le dimanche à 10h. Les lacets des Converses volaient dans tous les sens et on se tenait compagnie. Avec Vert-bouteille, on prenait notre pied à refaire le monde. Un monde entièrement bétonné, peuplé uniquement de fauteuils roulants. C’était notre rêve à toutes : garder au chaud des pieds inanimés qui jamais ne nous maltraitent.

Thomas

La fameuse crise de la quarantaine. Merde, je ne l’avais pas vu venir, celle-là. On fait une crise de la quarantaine à 40 ans, pas à 42, non ?

Putain de cheveux. C’était leur faute, j’en étais convaincu. Moi, qui n’avais toujours connu qu’une blonde, j’avais vu débarquer une brune avec des cheveux frisés. Tellement foncés qu’ils reflètent la lumière, ça m’avait captivé. Elle portait des petites chaussures avec un gros nœud, couleur pêche. Jolies mais du genre que tout le monde n’assume pas. Comme quand je porte mes Converse au boulot, certains trouvent ça décalé. J’ai désigné ses chaussures, lui ai dit que c’était son péché mignon. C’était pourri comme blague. Mais elle avait ri. Un rire franc, spontané. Et quand elle rit, elle incline sa tête en arrière et ses cheveux ondulent comme une cascade. C’est ici, à cet instant que tout a commencé. Je m’étais surpris à penser que j’avais envie de passer ma journée à la faire rire, pour voir plein de cascades. On avait discuté, elle m’avait surpris, m’avait amusé. Je lui avais proposé de boire un verre, elle avait piqué un fard. Je ne voyais pas le problème, j’ai plein d’amies avec qui je vais boire des coups. Mais mon cœur s’était emballé. Et elle avait touché ses cheveux, emberlificotant une mèche entre ses doigts, comme une ado. J’avais pensé à elle toute la journée. Et je n’avais jamais arrêté.

Violaine, c’est le jour quand on ne connaissait que la nuit. Une tartine de Nutella à la place d’une pomme. Une journée de soleil après un mois de pluie. La découverte du chocolat. Vio, c’est la chaleur d’un feu de cheminée, c’est l’exotisme, des rires aux éclats et des cheveux en cascade.

Quand ses cheveux faisaient la cascade, ça me donnait envie me baigner avec elle. Quand elle serrait son élastique, je m’imaginais la serrer dans mes bras. Quand elle les enroulait autour de ses doigts, je brûlais de m’enrouler dans ses draps. Quand elle marchait et qu’ils rebondissaient, je rêvais de rebondir sur son matelas. Quand elle les touchait, j’aspirais à me transformer en un cheveu, un cheveu noir.

Mais je m’étais engagé, vingt ans plus tôt et j’étais du genre à respecter mes engagements. Famille catho, tout ça, tout ça. Vingt ans et pas de prescription sur ce type de contrat. Et surtout, j’avais trois enfants, trois rayons de soleil. Trois enfants blonds, comme leur mère.

J’adorais quand elle était en retard. Elle courrait pour me rejoindre et arrivait avec un sourire désolé, en sueur. Alors, je sentais son impatience. Et son odeur. Je rêvais de la faire transpirer d’amour. Parfois, je retrouvais un cheveu après son départ, noir, épais. Et je le gardais précieusement, comme un doudou, en attendant la prochaine fois où je pourrai la voir. Je le respirais pour m’emplir de son odeur. Je jouais avec pour avoir l’illusion de promener mes doigts dans sa chevelure. Promener mes doigts, caresser ses cheveux, les glisser derrière son oreille, empoigner sa nuque et… J’étais accro, complètement camé. Accro à la Brune, sans filtre.

Noir, c’est la couleur du café, c’est une couleur qui réchauffe. La couleur du Coca. Une couleur qui a du pep’s.

J’ai fini par craquer, évidemment. Sauf que ça ne m’a pas guéri, bien au contraire. J’ai besoin de ma dose et je n’en ai jamais assez. J’ai tout à redécouvrir. Tout est nouveau avec elle, j’ai l’impression de recouvrer la vue, le goût, l’odorat, l’ouïe… et le toucher. Mon Dieu, ce que sa peau mate, et douce, si douce me rend dingue. Je peux passer mes journées à la caresser, à l’enlacer…

Je me lève Vio, je mange Vio, je bosse Vio, je m’endors Vio, je rêve Vio. Découvrir l’amour une fois passé la moitié de sa vie, c’est fou. Je suis fou. Je suis fou d’elle. Ma Brune de folie.

Violaine

J’étais tombée amoureuse dès que je l’avais vu. Charmant, drôle, attentionné et tellement sensible. L’homme parfait. A un anneau près. Putain d’annulaire. J’avais résisté du mieux que j’avais pu. J’avais multiplié les rencontres, m’inscrivant à des sites tous azimuts. Mais, à chaque fois que je faisais l’amour, c’était à lui que je pensais. Un quadra. C’était tellement cliché.

Et puis, un jour, il m’avait embrassée. Je ne m’y attendais pas, ça faisait longtemps qu’on se voilait la face. C’est ici, à cet instant que tout a commencé. Avant même que je n’ai eu le temps de réaliser ce qui m’arrivait, ma culotte était aussi trempée que nos lèvres. Ses doigts étaient tellement doués que j’occultais son annulaire. Je découvrais mon corps et à quel point on pouvait être raccord à deux.

Evidemment, tout n’était pas simple et les jours sans lui loin d’être roses. On avait choisi un sentier qui allait droit dans le mur. Mais le chemin était grandiose. Et, de toute façon, je ne pouvais plus me passer de lui.

Anne

Après pas mal d’incertitudes, il était devenu évident que tout ceci finirait mal.

Un jour, je l’avais surpris jouant avec un cheveu entre ses doigts. Un cheveu noir alors qu’il n’y a que des blonds à la maison et que la femme de ménage est rousse. Thomas était sur le canapé, entremêlant le cheveu entre ses doigts, le passant sous son nez, le regard dans le vide et un petit sourire rêveur aux lèvres. C’est ici, à cet instant que tout a commencé. Depuis, je m’étais mise à voir des cheveux noirs partout : dans la douche, dans la chambre d’amis, dans la voiture, jusque dans notre lit! Alors forcément, je m’étais mise à psychoter : Thomas était pendu à son téléphone jour et nuit, tournait l’écran quand je m’approchais, se réjouissait quand je partais en déplacement, s’achetait de nouveaux caleçons… Je n’étais plus tout jeune, mes seins commençaient à découvrir la pesanteur, mon ventre était marqué par trois grossesses et nos nuits par trois bambins plein d’énergie. Il était loin le temps des repas en tête à tête, des nuits romantiques et des découvertes sexuelles. Ça faisait longtemps que faire l’amour était devenu une corvée hebdomadaire supplémentaire. Position horizontale, on abrège notre devoir conjugal et on gagne le droit de dormir. Le désir avait laissé place aux habitudes. Mais de là à me tromper, quand même… Alors, je m’étais convaincue que j’imaginais des choses et qu’il y avait une explication rationnelle à ces putains de cheveux noirs. Et ma vie avait continué, faisant taire la petite voix dans ma tête.

 

Pêche

Aujourd’hui, Violaine a sorti sa plus belle robe et chante sous la douche. Il faudrait être idiot pour ne pas deviner le programme de sa journée. Alors, quand elle a enfilé ses escarpins, j’ai cru que mon cuir allait s’arrêter de battre. Heureusement, elle sait que ses escarpins lui font des ampoules terribles et elle m’a quand même embarquée… dans son sac à main ! Moi, son porte-bonheur, sa compagne préférée, me voilà reléguée au rang de vulgaire roue de secours ! Je suis verte comme c’est pas permis, plus verte même que ne l’est mon compagnon Converse !

Anne

Ce jour était à marquer d’une pierre blanche. Mon boss m’avait laissée partir plus tôt : « C’est vendredi, il fait chaud, rentrez chez vous ». Les enfants étaient en vacances chez leurs grands-parents, l’occasion était idéale. J’allais faire un saut chez Etam puis je passerai chez le traiteur du quartier. Un dîner aux chandelles, de nouveaux sous-vêtements, le message serait clair. J’allais enfin écouter les conseils des magazines féminins dont les couvertures me harcelaient depuis des mois : « Pimentez votre vie sexuelle », « Comment sortir de la routine ? », « Innovez au lit pour le bien de votre couple ! ».

Pêche

Autant dire que ça me restait en travers de la semelle. Il était hors de question que je passe ma soirée avec un porte-clés et une boîte de Tampax. Alors, quand Violaine a laissé tomber son sac sans ménagement sur le sol, j’ai pris mes jambes à mon talon et je me suis faufilée à l’extérieur.

Mais aucun Vert-bouteille à l’horizon ! Seulement un long couloir et des manteaux. Des manteaux de 44, aucun doute et des manteaux de femme, taille 38-40. Mais… Ce ne sont pas ceux de Violaine, j’en suis sure. Mince alors, que se passe-t-il ici ?!

Thomas

Le plaisir montait, c’était grandiose. Encore mieux que la dernière fois, ce qui paraissait pourtant impossible. J’allais jouir et gémir d’extase en même temps qu’elle. Heureusement qu’on n’avait pas de voisins car on aurait reçu une plainte du syndic. Une maison avec un petit jardin, un peu à l’écart de la route, le pied pour prendre son pied. Ce que j’aimais faire l’amour avec elle. J’étais insatiable. On n’entendait pas de voitures, seulement les cigales. D’ailleurs, c’est bizarre, on dirait qu’une voiture s’approche. Putain, ce que c’est bon. Je deviens parano, on a encore deux bonnes heures devant nous. Ca monte, ça vient, ça y est, je vais… « Merde !!! Rhabille-toi ! Putain mais qu’est-ce qu’elle fout là ? Vite !! Ton sac, la porte de derrière, merde, merde ! ».

Pêche

C’est ici, à cet instant que tout s’est terminé. J’ai vu passer un coup de vent brun : ses escarpins à la main, son sac dans l’autre, Violaine partait en courant. Elle ne s’est même pas rendue compte que son sac s’était allégé de la prunelle de ses yeux ! Je suis restée les nœuds ballants, à essayer de vociférer pour qu’elle m’entende, en vain. Elle m’avait abandonnée. Sans même s’en apercevoir. Sans un au-revoir. J’étais détruite. Moi qui pensais encore être bon pied, bon œillet, comme je me plaisais à le dire, j’étais arrivée à la dernière étape de ma vie : la déchetterie. Et je n’avais rien vu venir.

 

 

Anne

Un soutien-gorge en dentelle dans le sac, un poulet Tandori dans la glacière, les ingrédients d’une soirée réussie. Je me demandais quelle tête ferait Thomas. Je ne m’attendais pas à une mine déconfite, rougeaude et poisseuse. Je m’attendais à tout sauf à un mari en caleçon et en panique, répétant en boucle : « Mais comment ça se fait que tu sois déjà là ?! », le regard affolé. Jusqu’à ce que mes yeux se fixent sur une paire de chaussures couleur pêche, glissée sous le portemanteau. Mon sang n’a fait qu’un tour. Les cheveux noirs. C’était elle. La salope.

Pêche

La porte à peine refermée s’est ouverte sur une paire de tongs. Des tongs. Quelle idée ! Il faut vraiment n’avoir aucune estime pour ses pieds. Me voilà pointe à pointe avec des tongs. Portées par une furie. Il m’arrive de trouver Violaine colérique mais ce n’est rien face à l’hystérique qui a débarqué. J’ai été attrapée sans ménagement et, après un vol plané, j’ai atterri sur ce qui m’a tout l’air d’être la tête ahurie d’un 44.

J’aurais au moins une histoire originale à raconter à mes futures copines de la déchetterie.

Thomas

J’aurais préféré que ça se passe autrement, je ne me pardonnerai jamais la violence de cette scène. Bien sûr, je savais que ça pouvait arriver. Je me disais que ça m’obligerait à me battre pour sauver mon couple, que ça prendrait des années pour qu’on se reconstruise. Mais quand c’est arrivé, au lieu de m’effondrer, j’ai été soulagé. Je me sentais respirer pour la première fois depuis longtemps. C’était un signe. On allait pouvoir être heureux.

Je regrette d’avoir blessé Anne, de lui avoir menti. Mais je ne regrette pas d’aimer.

Les larmes de nos enfants avaient été le plus dur. Il avait fallu expliquer, écouter, parler, rassurer. Il avait fallu du temps.

Pêche

Ils auraient pu me mettre dans une vitrine au milieu du salon, entourée de petites lumières qui mettraient mon teint en valeur. Visualise la scène. Et un petit écriteau : « Admirez ici celle sans laquelle notre amour n’aurait jamais pu s’épanouir ». Ou, au minimum : « Avec notre reconnaissance éternelle ». Arrête de rire sous tes lacets, Vert-Bouteille, tu sais bien que je leur ai sauvé la mise à tous les deux ! Ton maître n’était pas foutu de prendre une décision avec ses deux pieds dans le même sabot ! Sans moi, leurs petites affaires auraient pu durer des années. Et puis, c’est moi qui ai dû encaisser un atterrissage forcé sur les lunettes de 44, je te rappelle ! Enfin, ils ne sont pas complètement ingrats quand même, je suis devenu le symbole de leur amour… Tout le monde ne peut pas en dire autant ! Quand tu seras troué, tu finiras à la déchetterie, comme les autres ! Alors que moi, je n’irai jamais.

Anne

Ce que ça avait été dur. J’avais cru que je ne réussirais jamais à remonter la pente. Que je ne referais plus jamais confiance. Que ma vie était foutue.

Ce qui m’avait le plus humiliée était qu’il ne se batte même pas pour me récupérer. Certes, je l’aurais envoyé sur les roses mais ça aurait fait du bien à mon égo si esquinté. Mais non, au lieu de ça, il m’avait annoncé d’emblée qu’il me quittait. Le comble ! Il m’avait privé du seul plaisir qu’il me restait : l’envoyer paître.

Maintenant, je devais avouer qu’avoir découvert le pot aux roses, ou plutôt les chaussures pêches, était la meilleure chose qui pouvait nous arriver. On ne l’aurait jamais reconnu mais la passion avait déserté notre couple depuis bien trop longtemps pour être ravivée. Ses caresses étaient devenues des intrusions, réduisant notre vie commune à un quotidien partagé et à des obligations filiales. J’étais trop jeune pour ne plus aimer et être aimée.

Thomas et Violaine

Putain, le bonheur.

Pêche

Ou alors, m’ériger une statue. Au moins, un agrandissement de moi sur le mur du salon ! Merde, un geste, quoi ! Mais non, rien, ils n’avaient rien fait pour moi, ces petits ingrats. Je pensais, agacée, que jusqu’au bout, il y aurait eu des imprévus dans cette histoire.

 

Anne

J’ai retrouvé quelqu’un. Quelle laide formulation pour dire que mon cœur vibre, que j’ai un sourire béat et que mes nuits sont épuisantes… Surtout un week-end sur deux! Je n’aurais jamais cru ça possible mais je suis heureuse, épanouie. Il m’a fallu un an pour que je me reconstruise, pour que je relève la tête… et croise le regard d’un homme exceptionnel.

C’était vraiment une histoire incroyable : j’avais attendu des mois qu’on daigne s’intéresser à moi…

Texte de Colette

                  Autour de moi, la foule déambulait, allait et venait. J’étais venue pour ça moi aussi. Et puis. Et puis… En traversant le rez-de-chaussée du grand magasin, ça a été soudain. J’ai été happée par ce halot. Je me suis vue absente de toute réalité consciente. Enlevée par une substance délicate qui avait réveillée, à elle seule, des années minutieusement enfouies. Volontairement rayées. Effacées avec application. Si seulement ça avait été possible… Fallait-il que je respire encore ? Au risque d’y retourner ?

                  Petite, déjà, mon regard était animé d’une volonté profonde. Les choses devaient se dérouler telles que je les avais organisées dans ma tête. J’étais solitaire. Mon esprit débordait d’une sorte d’imagination mystique. Je vivais loin de la réalité que m’offraient mes parents. Bien trop fade à mon goût. J’errais d’époque en époque ; de territoires perdus en contrées inconnues. Je saisissais chaque rencontre comme une aventure. Je me plaisais à être Christophe Colomb pendant que d’autres rêvaient de princes et de fées. J’intriguais. J’éveillais la curiosité. Je buvais les livres comme mes camarades de lycée commandaient des bocks en terrasse. Je déplorais le manque criant de passion chez mes amis et leur inventais secrètement des vies parallèles, trépidantes, toutes plus extra-ordinaires les unes que les autres. Jamais à la hauteur de celle que je m’étais crée.

                  Quelques gouttes infimes sont venues chatouiller l’épithélium. Le tapis cilié s’est laissé inonder par une substance magique. La potion était puissante. Véritable prédateur lancé dans mon corridor olfactif. Rien ne pouvait l’arrêter.

                  Après avoir brillamment réussi mon bac littéraire, après m’être laissée pénétrée par l’ivresse de Rimbaud, par le pragmatisme de Rousseau et par l’humanisme de Voltaire, j’avais désormais une idée plus précise, du moins, moins floue, de ce qu’allait être ma quête. J’étais passionnée par les mots et par l’immensité de ce qu’ils pouvaient traduire. Leur pouvoir était infini. Néanmoins, pour moi, il leur manquait quelque chose d’essentiel. Le regard. L’image. La netteté qui viendrait confirmer l’idée que chacun pouvait se créer. Je voulais fixer ces représentations fugaces qui naissaient à la lecture d’une combinaison parfaite. J’espérais parvenir à capturer l’image qui saurait traduire la sensation subtile d’une émotion pure. Les visages en étaient la matière brute. Sans filtre. Au contact de la vie, multiples et sensiblement uniques, eux seuls étaient susceptibles de nourrir mon appétit d’œil insatisfait. A l’époque, plusieurs s’y étaient risqués. L’entreprise était ardue et nombreux s’étaient noyés dans des faux semblants faciles. Rares étaient ceux qui avaient su offrir des images nettes. Sans équivoque. Je savais alors qu’il me faudrait du temps et de la persévérance. J’étais prête à tous les sacrifices pour tenter d’accéder à l’Image.

                  J’étais comme pénétrée par une drogue au pouvoir puissant. Le liquide concentré de la seringue avait diffusé son principe, grâce à ses arômes, dans les confins de mon hippocampe. Les limbes et les méandres de mon système mnésique s’étaient activés au contact du sirop. Inspirés par les effluves.

                  Après mes années d’hypo et de khâgne, j’avais débuté Sciences Politiques à Paris car il fallait parfaire mon bagage. Je ne pouvais prétendre à cueillir la perfection des choses sans avoir l’intime conviction que j’avais suffisamment exploré les voyages littéraires de mes maîtres. L’école Nationale supérieure de la photographie d’Arles m’avait ensuite ouvert ses portes. J’y avais passé les plus belles années de ma vie d’étudiante. Là-bas, les images parlaient pour les êtres. J’avais trouvé des pairs animés par la même passion. Je parcourais la vie avec mon réflexe autour du cou. J’avais délaissé mes livres pour étirer mes pellicules. Je passais mes nuits dans la chambre noire. Sous la lumière rouge mon regard étincelait. L’iris était connecté avec l’index. Le premier saisissait la lumière. Le second la fixait d’un clic. J’avais intégré l’équipe d’un hebdomadaire réputé pour lequel je réalisais des reportages. Je couvrais l’actualité internationale. J’appréciais mon métier. Du jour au lendemain, on pouvait me demander de m’envoler pour l’autre bout de la planète. Je servais l’événement pour informer le monde. Chaque séjour était différent. Je saisissais les émotions. La palette était large. Les mélanges subtiles faisaient se côtoyer le bonheur avec la tragédie, la guerre avec la beauté, la force avec la maladie. Je me devais d’être la plus juste au travers de l’objectif. Sans artifice. Les visages parlaient tous seuls.

                  Etui Noir. Subtile alliance de cuir tanné. Chaleur moite inhalée à l’encens noir. Vapeurs de musc et de cèdre. Bois mouillé.

Je suis là-bas.

« Madame, souhaitez-vous découvrir la dernière création de Miller Harris ? »

                  Cette fois-ci, l’appel avait été bref. Il fallait se décider immédiatement. Départ imminent pour l’Amérique du Sud. Le potentiel était énorme. A la hauteur du danger. N’était-ce pas ce risque qui conférait ce pouvoir hypnotique aux clichés ?

J’avais accepté sans hésiter. C’est ici, à cet instant, que tout à commencé.

«  Madame, est-ce que tout va bien ? »

Je me retourne machinalement en direction de la vendeuse. Je balaie rapidement du regard sa silhouette fine et apprêtée. Brusquement, je fixe ses yeux. Face à moi, deux canons chargés. Prêts à tirer. Il n’y a pas de hasard. Je suis face à un cas rare. Similaire au mien. Une dualité que tout oppose. Elle me tend une touche imbibée du puissant liquide. Je ne peux quitter les nuances que m’offrent ses deux billes incandescentes. Quel est le sens de cette rencontre… Aussi improbable soit-elle ? Je perçois sa gêne. Elle présente une hétérochromie saisissante. Son iris droit est revêtu d’une délicate fourrure aux nuances de gris et de roux. Le gauche arbore fièrement un manteau royal, teinté de saphir et d’émeraude. Lentement, je soulève mes lunettes noires.

                  Je suis assise à droite du hublot. Mon réflexe autour du cou. Comme avant chaque reportage, je suis partagée entre une sorte d’excitation addictive et une angoisse profonde liée à l’inconnu. Parfois, nous partons à deux. Aujourd’hui, je suis seule. Je scrute les visages des passagers derrière mes carreaux sombres. Comme à la grande époque, je leur prête des existences variées. Ce 21 février, je dois atterrir à 15h25. Un chauffeur m’attendra en bas du terminal 2B pour me conduire à mon hôtel. Ce sera à moi de développer la suite.

                  Malgré son allure guindée et ses bonnes manières d’usage, elle ne peut dissimuler sa surprise. Le malaise est partagé. J’ai pris l’habitude de ne jamais sortir sans mes lunettes noires. Dans le métier, on me surnomme « L’œil Masqué ». Je filtre ce qui cherche à atteindre mon regard. C’est parce que je suis née ainsi que j’ai choisi de grandir autrement. Cette différence de patrimoine génétique, longtemps, je l’ai subie. Puis, au fil de mon parcours, j’ai appris à la cultiver. Je me suis construite avec elle, grâce à elle. Par définition, c’est l’œil qui caractérise le photographe. Je suis née avec les yeux vairons. Vert pour le droit. Gris pour le gauche.

Elle ne me regarde plus et devient maladroite dans ses gestes. Je baisse mes lunettes, reprends ma carte de crédit et me hâte de sortir de cet endroit, le flacon dans mon sac, mon sac à la main.

                  Température annoncée, 18C° à Bogota El Dorado. Je repère sans problème le jeune chauffeur venu m’attendre. Une ardoise à la main avec mon nom et le logo de l’hebdo. Lorsqu’il me voit avancer vers lui, il esquisse un sourire. J’ai été envoyée en Colombie pour couvrir la campagne d’une politicienne candidate à la présidence. Je la connais bien car j’ai déjà effectué des clichés d’elle pour un papier l’année dernière. Je suis fascinée par sa détermination. Beaucoup l’admirent et envient son courage. Elle mène une lutte opiniâtre contre la corruption. Demain, elle doit s’envoler pour San Vincente Del Caguan pour affirmer et saluer l’éviction des Forces Armées Révolutionnaires et rejoindre un des membres de son parti sur place. Je serai avec elle. Je deviendrai son ombre, discrète et invisible. Je ramènerai mes clichés à Paris pour témoigner de son engagement.

                  J’avais le sentiment d’être une fugitive. Je cherchais à fuir un souvenir lointain. Soigneusement détruit par une volonté à toute épreuve. L’instant d’après, je brûlais d’envie de laisser resurgir ces images et ces sensations cachées. J’étais telle une alcoolique en proie à un dilemme de taille. J’avais ma « dose » avec moi ; allais-je réussir à ne pas y toucher ; saurais-je résister ? Je savais bien, au fond de moi, quel était « le prix » de la transe. L’ivresse était de courte durée. L’instant d’après, tout le reste allait me gicler en pleine figure. Annihiler des années d’efforts. Me faire descendre plus bas que terre. Au fond du fond comme ils disent. Si seulement les quelques effluves de cet élixir dangereux ne m’avaient pas atteinte. Si seulement j’avais su… Partir. Fuir. Plus tôt. Je n’avais malheureusement plus le choix. Je suis arrivée chez moi en nage. Perdue dans un dédale de bribes qui rejaillissaient à mesure. J’ai déposé le paquet sur la table. J’ai fermé les yeux.

                  Le lendemain, je l’ai retrouvée chez elle. Je fais partie des rares à qui elle a accordé sa confiance. Nous devions préparer ensemble le déroulement du reportage. A ses yeux, dès mon arrivée, j’ai compris qu’il y avait un problème. J’ai enlevé mes lunettes et elle m’a fait signe de la suivre. Le programme avait changé. Il nous faudrait faire la route en voiture. L’entreprise était très risquée. Les rebelles pouvaient surgir de nulle part, et ce, malgré les dispositifs militaires du gouvernement. Elle m’a laissé le choix. J’étais venue sur place pour figer ces visages tendus. J’avais accepté parce je savais que c’était cette adrénaline qui, au contact du négatif, révélait l’Image. Il s’agissait certainement d’un des voyages les plus dangereux que j’avais effectués. Beaucoup auraient reculé. A contre courant, animée par une inconscience inconsidérée, je me suis lancée. J’ai accepté. Quelques heures plus tard, je suis assise à l’arrière d’une Jeep, à côté d’elle. Des soldats. Partout. Des armes autour d’eux. Prêts à tirer. Nous arrivons au premier barrage militaire.

                  Minutieusement, j’ai retiré le film qui protégeait l’écrin. J’ai sorti la fiole. Je ne pouvais plus reculer. Les mains tremblantes, j’ai déposé quelques gouttes à l’intérieur de mon poignet. L’infusion du mélange au contact de ma peau avait provoqué une fumée enivrante. Invisible. Seule, les narines collées sur la peau, je suis retournée là-bas. J’ai fermé les yeux à nouveau. J’aurais voulu ne jamais les rouvrir.

                  Après avoir contrôlé nos identités, les militaires nous ont laissé poursuivre en nous engageant à la plus grande prudence. L’ambiance est tendue dans l’habitacle. Je baisse la vitre de ma portière pour sortir mon objectif tel un tireur sortirait son fusil. Aussitôt, le chauffeur de la voiture s’arrête et se retourne. Il m’ordonne violemment de refermer cette fenêtre. Il me fixe du regard. Nous ne devons prendre aucun risque. Il reprend le volant en énonçant ce qui semble être un proverbe, dans un dialecte que je ne connais pas. Elle prend ma main et la serre fort. Mon sang se glace.

                  Je me suis servie un verre de vieil écossais. Je l’ai senti s’écouler dans ma gorge comme la lave du volcan se propage sur les terres. J’aurais voulu brûler tout entière. Je me suis revue dans la voiture…

Je l’ai su après. « C’est à ses yeux vairons qu’on reconnaît le diable »…

                  Je tangue. Je flotte. J’ai la sensation d’avoir avalé des litres d’alcool. Ma tête est une balançoire. Un pendule perdu. Je peine à ouvrir un œil. Mon corps ne me répond plus. Je sombre. Un cri étouffé me ramène à un semblant de réalité. Je sens mon corps humide qui s’anime de tremblements saccadés. Des gouttes de sueur s’étirent lentement de front jusqu’au creux de mon cou. J’ai terriblement soif. J’imagine mes lèvres blanchies par le sel que je transpire, gercées par la déshydratation avancée. Où suis-je ? Que s’est-il passé ?

                  C’est la voix de Marc qui me sort d’un sommeil lourd. « France Infos, bonjour et bon réveil, il est sept heures. » C’est le seul homme qui me réveille chaque jour de la semaine. Je ne connais que sa voix. Je me suis habituée à elle. Elle m’est devenue familière. Presque rassurante. En tentant de me lever, je renverse le verre de scotch et la bouteille vide elle aussi. La nuit a été longue. Agitée par des cauchemars sans nom dont les stigmates se lisent sous mes yeux ce matin. Je suis encore groguie par la torpeur dans laquelle je me suis plongée. Je ne sais s’il faut que je regrette…

                  Je suffoque. Il fait une chaleur mouvante. Je me sens paralysée. Je tente de passer ma main sur mon visage et la réalité se révèle. En une prise de vue tout se dessine. Mes poignets sont liés au-dessus de ma tête. Chacun attaché à un anneau. Je suis assise dans une pièce qui semble petite, plongée dans une obscurité trouble. Je me sens aveugle. Mon corps tout entier me fait mal. Je ne parviens pas à bouger la jambe droite. Je voudrais appeler « à l’aide ». Aucun son ne sort de ma bouche. Mes yeux se ferment. Je revois le chauffeur de la voiture se retourner vers moi, puis reprendre la route. J’entends des tirs. Sa main n’a pas quitté la mienne. J’ai peur. La voiture s’arrête brusquement. Trois hommes cagoulés ouvrent les portières et nous tirent de l’habitacle. Je sens ses doigts disparaître comme le sable qui glisse. J’entends le chauffeur crier cette phrase curieuse, la même que tout à l’heure. Je sens un coup violent sur ma tête. Puis plus rien. Le vide.

                  Il faut que je me dépêche. Je n’ai pas le temps de penser. De toute façon, à l’évidence, cela ne m’amènerait à rien de bon aujourd’hui. J’appuie sur le bouton de la cafetière. Mes yeux s’arrêtent sur le flacon déposé sur la table basse. Véritable madeleine. Empoisonnée ? Passer à autre chose. Essayer. Je le saisis et le range sur l’étagère de la salle de bains. La tasse à la main, je choisis ma tenue et mes lunettes noires du jour. J’ai rendez-vous dans une heure à la galerie. Derniers réglages avant l’inauguration de l’exposition. Je suis tendue.

                  Soudain, la porte s’ouvre et le néon du plafond s’illumine. J’ai l’impression que l’orage s’abat sur moi. L’éclair me foudroie par son intensité. Je suis éblouie. Deux hommes entrent. L’un s’adresse à moi en jetant une assiette remplie d’une bouillie blanchâtre à mes pieds. Son regard est noir. Perçant. Les capillaires qui irriguent ses yeux semblent injectés par la colère qu’il éprouve. Dans sa main, il tient un pistolet et me désigne avec. Il se tourne vers l’autre homme et lui ordonne de me détacher un poignet pour que je puisse saisir la nourriture. Petit à petit, je découvre mon corps. Il porte les traces de cette violence. Maintenant, la peur à annihilé la douleur. Les plaies suintent. Les hématomes sont parés de nuances colorées semblables à celles d’un ciel d’orage. Encore lui. Le deuxième homme s’approche de moi et me tend un verre. Je tourne la tête. Le reste d’instinct de survie que je possède en moi m’empêche de tremper mes lèvres dans le récipient rouillé. Le liquide est trouble. Le premier s’énerve et m’assène un violent coup de crosse sur la pommette. Je dois faire ce qu’il dit. Il sort de la pièce en confiant ma surveillance à l’autre. A ce moment, je voudrais mourir. Maintenant. Sans attendre. Le liquide saumâtre entre dans ma bouche. Je m’aperçois que je suis en train d’uriner. Sur moi. Puis-je avoir atteint l’apogée de la souffrance ? De l’humiliation. Je ne suis donc plus rien. Si je ne meurs pas d’empoisonnement, je mourrais de désespoir. Après pas mal d’incertitudes, il devient évident que tout cela finira mal.

                  « Maman ! Je suis vraiment la bourre là ! Tu peux me déposer devant le bahut ? » Elle hurle de sa chambre. Je souris. Je la vois surgir dans le couloir. Enfilant maladroitement une jambe de son jean usé. Elle est grande et arbore une longue crinière brune. Ses yeux noisette pétillent et… me rappellent tant…. « Allez maman, dis oui ! steuplé ! » Evidemment que je vais la déposer. Même si à cause de ce crochet, c’est moi qui arriverai en retard. Même si cette semaine, c’est déjà la troisième fois qu’elle est « à la bourre ». Elle, c’est ma Lou. Elle a quinze ans. Elle incarne la Liberté.

                  Les jours se succèdent. Je perds peu à peu la notion du temps qui passe. J’ai survécu au liquide et à la terrifiante pâtée gluante. Je me force à les avaler. Je sais qu’il faut tenir. Parfois, personne ne vient de toute la journée. Ce n’est qu’au bruit qui change, que je comprends que nous sommes le soir et que c’est la nuit qui commence de tomber. Je vis enterrée dans une cave. Attachée. Ils m’ont amenée ici après une semaine environ passée dans le premier endroit. Personne ne doit savoir où je suis. J’ai rapidement compris que mes ravisseurs faisaient partie des FARC. J’étais leur monnaie d’échange. Ils avaient tous les droits sur moi. Ils possédaient ma vie. Maintenant, je ne pleure plus. Au début, je ne pouvais pas m’arrêter. Je m’en suis terriblement voulu. J’avais tout sacrifié. J’avais pris tous les risques. Pour quoi ? Quelques clichés tout au plus, dont personne ne se serait souvenu de toute façon. J’ai des hallucinations. Je m’invente une vie. A moi maintenant. J’imagine que mon mari va venir me chercher, que je vais rentrer à la maison, que ce soir je… Tout cela n’est rien. Je n’ai ni mari, ni maison. J’ai toujours aimé être seule. Aujourd’hui, je le suis plus que jamais. Je dois attendre. Tenir. Attendre.

                  Habilement, elle envoie valser son sac à dos sur la banquette arrière. Je démarre et savoure la douceur de ce moment. Désormais, je m’applique à enregistrer chaque instant. Chaque souvenir est bien rangé. Enfoui. L’exercice consiste à retrouver le chemin qui y conduit, la clef qui déverrouille le coffre mnésique.

« Dis-donc, c’est quoi ce nouveau parfum posé dans la salle de bain? Tu ne m’avais pas dit que tu en avais acheté un nouveau. Tu me le feras sentir ce soir ?! »

                  Je peine à ouvrir les yeux. Mes deux boules de cristal sont engluées dans un marasme. Chaque cil semble fournir un effort surhumain pour dissiper le brouillard dans lequel je suis plongée. J’essaie de constater objectivement l’état de mon corps. Entre deux délires. Mes os sont saillants. Mes articulations sont entourées de halots sombres. Mélanges de crasse et stigmates de quelques coups dont je n’ai aucun souvenir. J’aimerais observer mon visage. Je ne possède que mes sensations pour tenter de me créer un reflet. Je devine l’horreur. Au toucher. Je suis perdue dans un labyrinthe de miroirs ensorcelés. Mon corps se dérobe comme une gelée fondante. Je passe mes doigts dans mes cheveux. Je retire ma main recouverte de suie, inondée d’insectes. Je sais que je ne reverrai plus la lumière. Je veux m’éteindre.

                  La main sur la clef, je la regarde courir pour rejoindre le grand portail de son lycée. Je l’admire. Sa légèreté innocente me transporte avec elle. J’avais longtemps hésité à repartir. Beaucoup n’avaient pas compris. Trop bien installés dans un monde sans relief. Sans heurts. Sécure. Pour elle, pour moi, je devais faire ce voyage. Renouer avec ce passé. Rouvrir les plaies suturées à la hâte. Faire jaillir le poison pour amorcer une cicatrisation. Etait-ce possible ? La catharsis ne pouvait s’opérer sans savoir ce qu’Il était devenu. Il avait changé ma vie. Il avait créé la Sienne. Sauvé la mienne. C’était il y a un mois, j’étais repartie pour Bogota sous bonne garde. Avec mes lunettes noires et mon réflexe. Comme il y a quinze ans. Je voulais pouvoir présenter à Lou ce bout du monde. Cette autre vie sur laquelle elle m’avait tant questionnée. Je savais que sans ces images, elle ne pourrait pas construire ce mystérieux puzzle. Je le lui devais ce voyage. Quinze jours durant, j’ai tenté de capturer la lumière du pays. A travers l’objectif, je m’adressais à elle. J’illustrais l’histoire.

                  C’est le tremblement sourd de mon téléphone qui m’a tiré de ce semblant de rêve éveillé. La galerie ! J’étais attendue pour le calage. En entrant, je suis saisie par le réalisme du spectacle qui s’offre à moi. Une pellicule de ma vie dévoilée aux yeux du monde. Un juste retour aux sources. Un clic de fin sur le reportage de mon existence. Je m’arrête sur la dernière photo. Une brève légende « L’homme Libre ». Au-dessus, la silhouette floue d’un bagnard qui regarde l’objectif à la recherche de la lumière. Ce n’est que le dernier jour que j’ai eu la force d’y aller. L’ambassade française de Colombie avait réussi à m’obtenir un droit de visite.

Le bruit de la clef dans la serrure m’avait sortie du demi-coma dans lequel j’étais plongée. Je redoutais un nouveau transfert vers un endroit encore plus lugubre. J’étais terrifiée à l’idée de ce qui m’attendait à chaque nouveau grincement. Cette nuit-là, j’ai vu ses yeux scintiller derrière la flamme vacillante de la bougie qu’il tenait à la main. C’était l’homme de l’ombre. Celui qui exécutait les ordres. J’ai compris à ce moment-là, que lui seul avait décidé de mettre fin à ma lente agonie. Il n’a pas prononcé un mot. Moi non plus. Délicatement, il m’a détaché les poignets. Il s’est assis en face de moi. Il a plongé son regard dans le mien. Hypnotisé par ma différence. Après quelques secondes, il a passé sa main sur ma joue. Au contact de cette peau tannée, blessée par l’horreur de ce qu’on lui avait fait accomplir, j’ai su qu’il n’était pas venu me tuer. Il a serré ma main comme elle l’avait serrée le jour de l’enlèvement dans la voiture. Un contact intense. Il fallait faire vite. La menace était partout. Constante. Nous sommes sortis de l’entrepôt dans lequel j’étais restée enfermée soixante-dix-neuf jours. Il m’a regardé de nouveau et m’a fait signe de monter à l’arrière de sa Jeep. Je me suis couchée au sol. Sous une bâche. Il a pris le volant. Nous avons roulé. Un temps infini. Vers ma liberté.

                  Mon cœur battait la chamade. Tous les sentiments que j’avais pu éprouver jusqu’à présent se mélangeaient. On m’a ouvert des grilles. Maintes fois, on a contrôlé mon identité. Je suis entrée dans une salle minuscule, borgne. Assis de dos. Je l’ai reconnu immédiatement. Derrière mes verres noirs, des fleuves ont coulé. Ils ont lavé des années de souffrance. J’ai pris sa main. J’ai senti sa peau. Je lui ai tendu une photo de toi ma Lou… il a serré ma main aussi fort que ce jour de mai. J’ai respiré son corps sous les yeux avertis des gardiens. J’ai recouvré l’odorat qui m’avait tant manqué pendant ces années. Séquelle du traumatisme m’avait-on dit. Etait-il fini alors ? Je redoutais cette fin. Il sentait l’encens noir, le musc et le cèdre. J’avais chaud ; comme cette nuit de liberté où il avait fait revivre mon cœur meurtri. Comme cette nuit où la passion m’avait enivrée avant de me ramener à la réalité.

                  J’enfile une robe noire et colore mes lèvres de rouge. Je l’observe sur le bord de la tablette de la salle de bains. Il m’appelle… Lou entre. Je saisis le flacon et asperge quelques gouttes derrière chaque oreille et dans le creux de ma poitrine. C’est le premier parfum que je m’achète seule depuis quinze ans. Avant je ne sentais rien. Je prends sa main et y dépose l’onguent délicat. « C’est lui. C’est son odeur… » Nous échangeons un regard mouillé. Je la serre fort dans mes bras. Il est temps de partir pour la galerie.

                  Une fois arrivée, Valérie, la responsable, me tend un courrier arrivé il y a quelques jours pour moi. Elle avait hésité à me le remettre, pensant, agacée, que jusqu’au bout, il y avait eu des imprévus dans cette histoire. Elle avait volontairement attendu ce soir pour me la donner, présentant, au vue du cachet, qu’elle contenait une nouvelle part de mon mystère.

« Mon amour,

Je sors demain. Le juge a accepté ma demande de sortie du territoire. Je tiens à la main le billet que tu m’as remis lors de ta visite. Je serai là. »

                  « J’ai toujours su, au plus profond de moi, que j’étais différente. Je m’appelle Mariline. Je suis photographe. Il y a quinze ans, j’étais grand reporter. Je suis partie en Colombie couvrir la campagne d’une candidate à la présidence. Il y a quinze ans, j’ai été enlevée par les FARC. Captive. Otage. Il y a quinze ans, je me suis vue mourir. Il y a quinze ans, il y a eu cet homme. Celui qui a pris tous les risques. Il y a quinze ans, il a renoncé à sa liberté pour que je retrouve la mienne. Il y a quinze ans, il m’a offert le plus beau des cadeaux, ma fille…

A ces deux êtres qui ont changé ma vie, à toi ma Lou, à Lui… Je dédie cette exposition. »

Je pose le micro. Je sens sa main douce qui vient prendre la mienne. Simultanément, je sens une main rugueuse qui passe dans mon dos.

Ensemble.

Toujours désormais.

Je tangue.

Texte de Laurent

Quelle idée d’arriver à Denver un dimanche ? Les rues sont désertes. Olivier conduit sa Mercury qu’il a louée à son arrivée à l’aéroport. En France, on dirait une Renault Mégane, ici, aux USA, c’est la voiture passe-partout, boite automatique et climatisation de rigueur.
La ville est vide, une route et des enseignes commerciales. Après quelques kilomètres, Olivier s’arrête au Jake in The Box, cette chaine de fast food est moins pire que Mac Donald dit-on. Il gare la voiture. La température est étouffante comme souvent à cette période de juin dans le Colorado.  Il commande le « special week offer » : un « Portobello Mushroom Buttery Jack » avec un coca et une frite. Il prend place à une grande table et pose son sac de voyage, il est petit, juste de quoi tenir cinq jours sans superflu. Les premières bouchées du hamburger ne lui font pas regretter son choix, il est gouteux, généreux dans la garniture à l’image du pays, énorme et vide à la fois. Il ne regrette pas les 10 dollars du menu. Il saisit son iphone et active la fonction itinérance pour rester connecté à sa vie française. Sans surprise aucun message n’apparait.
Olivier reprend la route. La recherche d’un motel ne devrait pas être trop compliqué. L’offre est pléthorique. Il choisit un Howard Johnson un peu à l’écart avec une piscine. 70 dollars la nuit. La chambre est grande. La moquette à motif rouge et noir en damier est épaisse. Home sweet home… La climatisation remplit son rôle, 21 degrés comparé au 36 dehors. Olivier s’allonge sur le lit, allume la télévision en la réglant sur la chaine ESPN pour du sport en continu.
Dans son sac, il extrait un guide Jika sur les USA.

C’est ici, à cet instant que tout a commencé.

Ce guide date de 30 ans. Olivier l’a acheté en juin 1986 pour ses 20 ans. Ce guide c’était l’espoir de sortir de sa vie ou plutôt de vivre la vie. Les USA, le Colorado, ces mots étaient synonymes d’espoir. Il avait épluché le guide dans tous les sens. Il se projetait dans les grands espaces de l’ouest américain, mais aussi San Francisco, New York,… L’Amérique le fascinait, il comparait avec la France où tout semblait petit.
Ses rêves se nourrissaient des écrits des auteurs américains, Kerouac en tête. Et puis Jim Thompson, Steinbeck, Horace McCoy,… tous ceux qui ont su raconter leur pays à travers les hommes. Mais il n’avait pas osé. Une offre de travail intéressante à Paris, et la vie de banlieue comme une condamnation.

Seul sur son lit, Olivier fait défiler sa vie depuis 30 ans. Une ex-femme, une fille de 20 ans qui lui parle peu et avec qui il ne partage rien. Sa vie se résume à un parcours professionnel réussi. Réussite financière qui cachait mal le désert affectif qui l’envahit jour après jour.

Olivier a mis deux ans pour se décider pour ce voyage à Denver. Au plus profond de sa solitude, il espère perdre ses repères pour mieux se découvrir ou mieux se redécouvrir. La vie qu’il mène n’est pas la sienne, la liberté est son moteur, libérer ses émotions son essence.
Quoi de mieux qu’ici dans le Colorado où il ne connait rien pour le faire ?
Il sort ses carnets à petits carreaux, son Leica. Il trace un itinéraire imaginaire autour de Denver, et pourquoi pas au-delà… Et puis cette fille croisée à la réception et qui se dirigeait vers la piscine, pourquoi ne pas l’aborder ?
Olivier se métamorphose peu à peu. Une douche plus tard. Il se permet un tee-shirt avec un motif à l’effigie de Van Halen et un jean délavé.
Il reprend sa Mercury et fonce vers Downtown.

La conduite made in USA c’est cool, on roule cool. Et puis c’est tout droit. C’est ce que pense Olivier : « il n’y a qu’une route ?! » Après 10 minutes de « cruise », une intersection. Colfax Avenue, l’immense artère central de Denver s’offre à lui, les champs-élysées font figure de chemin vicinal en comparaison. Il décide de se garer. Une place de douze mètres entre une Lincoln et une Chevrolet est libre. C’est vert. Beaucoup de parcs et des familles joyeuses à vélo …ou pas. Olivier prend quelques notes sur le nom des rues, les bâtiments, les commerces,…
Au détour d’un parc, en arrivant sur la 16th Street Mail, une scène attire Olivier. Des joueurs d’échecs disputent des parties sur le trottoir. Il s’avance timidement pour regarder quand un grand black lui propose de jouer. C’est l’organisateur, il fournit le jeu, la pendule et…l’adversaire. Olivier accepte une partie. Il n’est pas un grand joueur, il lui faudra se souvenir quand il jouait au lycée. Mais vaille que vaille, il est là pour s’amuser. En face de lui, un sosie de Janis Joplin alcool compris, s’assoit. Elle se prénomme Jill et semble avoir eu une longue journée. Elle joue plutôt bien et arrive à battre Olivier quelque fois. Une flasque de cognac plus tard soit 1 heure, le combat s’arrête en faveur d’Olivier mais rien de glorieux. Il échange quelques paroles avec Jill. il aimerait bien écouter de la musique mais de la vraie ! Jill, qui tient parfaitement débout, invite alors « son frenchie » à l’accompagner.
Elle est chanteuse et avec son groupe elle est actuellement au El Chapultepec. « Tu dois venir frenchie c’est le meilleur club de la ville et tu seras my guest » « Je t’attends à 9 pm et on mangera des Taco, tu verras ce sont les meilleurs de la ville ». Ils se quittent sur une accolade. Olivier continue de déambuler prenant des notes et photographiant la ville. quand il se pose dans un café, il réalise qu’il se sent bien. La pression quotidienne s’est évaporée. Il repense à cette « invitation » tout à l’heure, doit il y aller ? Jill était elle saoûle ? Il a 20 ans.
Il se présente à 9 pm au club. Il y a du monde. Le costaud de l’entrée ne veut pas le laisser entrer : « full » lui lance t-il. Olivier explique dans un anglais niveau 5e qu’il est « the guest of Jill » tel un sésame le costaud le laisse entrer puis l’hôtesse le guide jusqu’à la table de Jill. Dans cette ambiance sombre, elle semble métamorphosée, ou plutôt, elle inspire le désir. Ses cheveux noirs sont lavés et coiffés, ses yeux maquillés lourdement de mascara rehaussés par un khol noir puissant lui donne un air de Tina Turner.  Elle, qui tout à l’heure, dans la rue portait un treillis, porte maintenant une courte robe paillette verte et des escarpins vertigineux noirs. Il la regarde différemment. Jill s’en amuse. Deux guitaristes les rejoignent et tout le monde s’enfile des tacos juste sublimes. Jill s’est assise à côté d’Olivier sur la banquette. Volontairement elle laisse ses hanches effleurer celle du frenchie à chaque mouvement. Olivier est sous le charme, Jill est volubile, elle boit trois bières quand il finit à peine une, sa silhouette légèrement empâtée laisse apparaitre une poitrine généreuse. Elle a du chien.
Le tour de chant arrive. Jill rayonne au milieu des musiciens. Elle déploie une énergie folle. Elle est habitée par la musique. Par instant, elle fixe Olivier avec un regard direct qui le transperce.
A la fin du show, Jill l’invite à partager sa bouteille de Southern Comfort, une liqueur de Louisiane à base de Bourbon. Hommage à Janis Joplin.
La chambre de l’artiste est à deux pas, mais elle parut loin tant Olivier bandait. Jill le lui rendait bien avec des « oh my frenchie je t’aime ». Dans la chambre, ils se jetèrent dans le lit. Olivier, qui dans sa vie sexuelle, avait du connaitre cinq aventures sans saveur avec finition missionnaire se faisait « marcher »  dessus par Jill. Ca partait dans tous les sens. Elle criait fort et cela décuplait son désir. L’extase était partagée entre les fumées de cannabis.
A cinq heures, la tension retombe. Leurs corps forment une figure proche de la croix. Ils ronflent comme deux paysans bretons à la fin des moissons.
Le bruit de la rue réveille les deux amants vers 8h. Jill semble plus habitué à cette vie, elle secoue Olivier et lui glisse à l’oreille que « c’était super » mais il doit partir car elle part pour Kansas City. Olivier émerge telle une baleine. Sans trop comprendre, il se rhabille et sort de l’hôtel. Pas rasé et le tee-shirt douteux, il essaie de retrouver sa Mercury.
Olivier est toujours sous le choc de la nuit. Jamais il n’avait connu ce plaisir du sexe. Maintenant, il faut rentrer. Il ne reste plus qu’à retrouver la voiture grâce à un mémo : « angle 16 street et 5 street ». Son smartphone lui indique 10 minutes à pied. Olivier reconnait l’endroit grâce à un panneau publicitaire pour la bière Coors. De toute évidence, la Mercury avait disparu !
Pensif, Olivier essaie de comprendre. Il observe la scène et aperçoit  un petit panneau « no parking after 5 am » ! La voiture a été embarquée !
A ce moment où Olivier réfléchit à la situation, une Chevrolet s’arrête à sa hauteur. « Need some help » lançe le chauffeur. Olivier explique son infortune.
« ok je vais t’aider, monte ».
Olivier s’assoit dans la Chevrolet. Au volant, Hank l’accueille d’un clin d’oeil puis démarre en trombe. Olivier indique l’adresse de son motel.
« Oh yeah ! » s’esclaffe Hank.
La conduite de Hank n’est pas trop américaine. Olivier le comprend très vite au premier stop grillé ! D’autant que Hank rigole fort en lançant à tue-tête des « fuck you » à la régalade !
Olivier ne sait pas quoi faire. La panique monte. Il commence à comprendre que Hank est shooté. Il essaie de lui parler pour qu’il stoppe mais il roule encore plus vite ! Loin mais bien présente une sirène se fait entendre. Olivier se retourne, les cops !
Hank toujours constant lance des « fuck you »
La Chevrolet est maintenant engagé sur l’interstate. Hank est un virtuose du volant, il a réussi à semer la voiture de police.
Olivier regarde Hank médusé. Que fait il dans cette galère ? Qui est Hank ? Celui-ci se calme un peu. Toujours rigolard, il explique qu’il déteste les flics. Ils sont tellement cons qu’ils n’ont jamais réussi à l’attraper depuis 10 ans !
A la première station service, Hank s’arrête. Il invite Olivier à prendre une bière dans le petit food store à côté. Olivier intrigué, accepte alors que la raison aurait voulu qu’il décampe à toute jambes. Mais Hank le fascine. Son attitude, ses gestes. Il aimerait le cerner, le découvrir. Et vivre une équipée sauvage jusqu’en Californie ça aurait de la gueule !
Hank commande deux Millers à la serveuse hors d’âge qui du connaitre la ruée vers l’or.
Olivier découvre que Hank est un évadé. Qu’il a été condamné par erreur pour meurtres et qu’il vit depuis 10 ans en marge de la société.
« Il faut partir sans tarder » assène Hank. Les flics ont du repérer la voiture. Il faut changer. Hank se dirige vers la caisse de la Station service en demandant à Olivier de l’attendre.
Olivier s’exécute.
Soudain, des coups de feu éclatent. Hank, le visage en sang, appelle Olivier.
« Aide moi frenchie »
Après pas mal d’incertitudes, il devenait évident que tout ceci finira mal se dit Olivier.

Olivier aide Hank à monter dans la voiture, démarre en trombe et devient complice d’un braquage !  Hank le guide sur la route et lui conseille d’aller vers le Nord, dans le Montana, un ami pourra l’aider. Hank connait toutes les routes. Olivier, regarde ces paysages qu’ils ont tant fait rêver. Le Wyoming, terre indienne avec ses grandes prairies à perte de vue, parfois ils aperçoit des bisons au loin. Hank a la main ensanglantée mais le garrot semble avoir stoppé l’hémorragie. Le parc de Yellowstone est tout proche, Hank lui raconte que ce parc est le premier parc américains et qu’il y venait souvent avec ses parents et sa soeur. Souvenir d’un break Buick marron où l’on s’entassait joyeusement avec le matériel de camping en vrac à l’arrière. Sensation de liberté.
Olivier sent la nostalgie dans le regard de Hank. Sans trop savoir pourquoi Hank le touche. Il imagine le moment où sa vie à basculé. Le saura t-il un jour ?
Hank indique à Olivier de s’arrêter dans 3 miles à hauteur du Cheyenne Arrow, un motel un peu à l’écart sur l’ancienne interstate 30.
Le Cheyenne Arrow apparaît. Il semble abandonné. Olivier gare la Chevrolet devant ce qui semble avoir été une réception. Le vent balaie les poussières au sol. La paille joue les tourbillons. Un chien aboie faiblement.
Un homme sort. Un indien au visage buriné s’adresse à Hank :
« Le vent m’a dit que tu viendrais, tu es chez toi ici. Ton ami aussi »
Olivier est impressionné par la sagesse de l’homme. Ils pénètrent dans la pièce principale. La déco semble figée depuis 50 ans. L’indien invite ses hôtes à s’assoir par terre puis s’esquive.
Hank rassure Olivier. Isha, leur hôte, est un ami de longue date remontant à son grand père.
Puis Hank s’esquive à son tour en demandant à Olivier de l’attendre.
De longues minutes passent, Olivier scrute les tableaux au mur. Les objets l’intriguent comme cette petite raquette en chanvre. Et cette odeur si particulière, un mélange de plantes sans doute.
Hank revient et sa main semble guérie, les marques ont disparu !
« Il faut aller à Butte maintenant » dit Hank. « C’est important »
Hank prend le volant.
Les deux compères filent vers le Montana. Pour Olivier, c’est l’univers de Jim Harrison qui défile, il en prend plein les yeux. Et puis ce film « Et au milieu coule une rivière » tiré du livre éponyme de Norman MacLean, une ode à la nature qui l’avait marqué il y a vingt ans.
Hank semble détendu et se livre un peu. Il est né dans cette région. Une enfance heureuse avec des parents de la middle class américaine plutôt aisée. Des études informatiques l’ont amené dans la Silicon Valley en y connaissant une belle réussite en créant l’ancêtre de Ebay. C’est en voulant développer l’idée et qu’il s’était embrouillé avec son patron. Son patron qui fut retrouvé mort le lendemain. Hank fut accusé du meurtre. Sans alibi, le système judiciaire américain l’avait broyé. Il s’échappa à l’issue du procès qui le condamna à 345 ans de prison. Depuis il vit à travers les états de l’Ouest et écrit des romans policiers sous le nom de Farrell Jackson.
Tard dans la nuit, ils arrivent à Butte. Un appartement de la vieille ville au nom de Farell Jackson les y attends.
Hank propose un verre au Dakota’s tout proche. Ambiance jazzy bon enfant. Un certain Miller Duke est au saxo, c’est pas mal. Olivier sirote son Daiquiri heureux. La serveuse ressemble à une ancienne conquête.  « Il pensa, amusé, que jusqu’au bout, il y aurait eu des imprévus dans cette histoire ».

Sa tête est pleine d’images telles qu’il pouvait l’imaginer. L’Amérique est une terre de clichés véhiculés depuis la fin de la guerre par le cinéma, la littérature, le sport, la musique,… Fatigue et Daiquiri aidant, Olivier sombre vers le sommeil.
Olivier ! Olivier ! Reveille-toi !!
Nadège l’assistante de la DRH du Groupe le secoue, il faut remplir le formulaire avant d’atterrir. Olivier, hagard, regarde autour de lui. Ses collègues du Groupe Arovi le toisent du regard.
La convention des cadres internationaux du Groupe au Hyatt de Denver s’annonce palpitante.
Olivier est toujours sous le choc de la nuit.

Propositions été 2016

Alors nous y voilà. Et je suis bien contente de vous retrouver pour cet atelier d’été à la « foulée » un peu différente.

Nous avons donc un mois devant nous, et 4 étapes, pour aboutir à un texte un peu plus long et donc plus élaboré que ce qui se passe d’habitude par ici.

Nous allons donc en profiter. Et prendre notre temps !

Proposition n°1 (15 juillet)

Je vous propose de commencer votre texte avec la contrainte de n’y faire intervenir qu’un seul personnage, maximum, qu’il soit principal ou secondaire. Il peut aussi n’y en avoir aucun. C’est vous qui verrez.

A un moment du texte, que vous choisirez librement, vous devrez aussi faire figurer la phrase « c’est ici, à cet instant, que tout a commencé ».

Vous l’avez compris, je pense : je vous propose de commencer par poser un cadre, un lieu, une ambiance. Accrochez-nous, donnez-nous envie, étonnez-nous, sans réellement encore déployer l’ensemble de votre intrigue (que vous n’êtes d’ailleurs pas du tout obligé d’imaginer dès maintenant). Ne vous focalisez pas sur d’éventuels personnages, mais créez un écrin pour votre histoire. Placez vos pions, de lieu, de style, d’atmosphère, mais retenez-vous un peu. Il ne s’agit pas forcément d’être purement descriptifs, vous pouvez jouer sur des effets de zoom, mettre en avant un détail, une odeur, un objet… Que sais-je. A vous d’imaginer !

C’est parti ?… C’est parti !

Bonne écriture à tous!

Petite précision : les commentaires sont ouverts sur ce post de proposition, et le resteront au fil de ce mois d’écriture et des rajouts de propositions. Cela permet, si vous le souhaitez, d’échanger des choses « globales », sur les propositions, sur les textes, sur les angoisses de pages blanches ou sur les enthousiasmes d’écriture, sur votre état d’esprit d’écriture… tout ce que vous aurez envie/besoin de partager autrement que précisément sur un texte, à n’importe quel moment. Bref, cela nous permettra de rester en lien encore plus que via les commentaires sur les textes !

 

Proposition n°2 (22 juillet)

Vous avez maintenant un bel écrin pour y glisser une intrigue. Nous l’avons vu, nous avons échangé dessus : chacun a fait différemment, et les pistes sont variées d’un participant à l’autre. Tant mieux!

Vous allez maintenant pouvoir développer votre histoire, chacun à votre manière. Je vous propose de garder comme ligne directrice de votre intrigue le thème (volontairement vaste) de la « différence ». Qu’elle soit subie, choisie, assumée, rejetée… à votre guise.

La première proposition mettait l’accent sur le contexte, je vous propose maintenant de mettre le focus sur l’un des personnages que vous allez déployer dans ce décor, et autour de ce thème. Bien évidemment, il ne s’agit pas de le « séparer » du fil de votre histoire, mais juste de lui donner pleinement corps. Je vous propose donc de faire en sorte que soit la couleur de ses yeux, soit la couleur de ses cheveux (que bien évidemment, vous nous donnerez) joue un rôle essentiel dans votre texte.

Proposition N°3 (29 juillet)

Voici déjà la 3ème proposition de cet atelier d’été. Hein, quoi, c’est vrai, déjà ? Non mais pfiuuuuuhhhh, le temps passe vite, non ?

Alors il ne s’agit pas encore de finir vos textes, mais il s’agit de commencer à y penser tout doucement. Ne pas se retrouver avec 12 portes à fermer, la semaine prochaine, pour pouvoir finir de manière cohérente.

Je vous propose donc, cette semaine, de poursuivre vos textes en vous projetant déjà un peu vers l’idée de la conclusion. Et pour ce faire, à défaut d’entrevoir une fin précise, je vous propose de choisir si ce sera une fin « positive », ou « négative » (avec, bien entendu, tout ce que ça peut avoir de subjectif, ce qui est positif pour l’un pouvant être négatif pour l’autre. Et on peut aussi jouer de l’ironie et du mordant. Mais tant mieux ! Disons juste que ce choix vous projettera dans cette perspective et mettra votre créativité au travail avec cet objectif).

Et pour que nous sachions quel est votre choix, je vous propose de nous le dire, en introduisant la phrase « Après pas mal d’incertitudes, il devenait évident que tout ceci finirait mal/bien » (vous pouvez bien évidemment accorder le verbe au temps qui convient à votre narration !).

Cette troisième proposition, après un passage par le décor, puis par le personnage, vous invite donc à travailler spécialement sur la temporalité de votre texte. En vous demandant d’anticiper « en partie » la tonalité de la fin à venir, je vous propose en fait de jongler un peu avec le temps, façon « flash forward » (pour changer un peu des plus traditionnels flash-back, déjà utilisés spontanément dans l’atelier, d’ailleurs). Il s’agit de donner un petit coup de canif dans la linéarité. A vous de juger jusqu’où vous allez rentrer dans ce jeu de distorsion temporelle, jusqu’à quel point vous nous donnerez des indices sur la fin à venir, sans nous la dévoiler vraiment.

Proposition n°4 (5 août)

Nous voici donc au terme de ce travail estival… Mais avant de repartir chacun de notre côté, il s’agit de finir les choses proprement, tout de même !

Vous avez, toutes et tous, des textes déjà construits et bien avancés. Il s’agit maintenant de « boucler la boucle », avec le plus de cohérence possible, ce qui n’empêche pas quelques petites surprises de dernière minute (niark niark niark)… Alors je vous propose, pour boucler cet atelier, une double contrainte :

  • Chacun d’entre vous doit garder la première phrase de son texte « version 3 » déjà en ligne. Le reste peut changer, mais pas cette première phrase. Et cette phrase devra également revenir en dernière place, pour conclure le texte.
  • Je vous propose d’introduire également, où vous le souhaitez, la phrase suivante : « Il/elle pensa, agacé/amusé, que jusqu’au bout, il y aurait eu des imprévus dans cette histoire ». A vous de choisir entre « il » et « elle », et entre « amusé » ou « agacé ». Et comme précédemment, vous pouvez bien évidemment adapter le temps de conjugaison à votre narration. A vous aussi de gérer dans votre texte la notion « d’imprévu » ainsi introduite.

A nouveau, vous pouvez bien évidemment modifier le texte à votre guise (hormis, donc, la première phrase… !)

Profitez de cette dernière étape pour relire, « lisser » votre texte, vérifier sa cohérence globale, ajouter tel détail vers le début, supprimer tel autre vers la fin… Ne vous focalisez pas nécessairement sur la « longueur », mais sur sa « tenue » finale. Vous êtes tous en très bonne voie, c’est pourquoi je me permets ce petit conseil de « visez la qualité » en plus du reste. 😉

Bonne écriture à tous!

Comme les autres fois, merci de me renvoyer un fichier complet, contenant l’ensemble de votre texte. Le texte doit faire maximum 18000 caractères espaces comprises.

A envoyer sous forme d’un fichier .doc ou .txt (pas de pdf, merci) avant lundi 8 août 18h à gaelle@ecrire-en-ligne.net

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