Elle est arrivée au petit matin de cet été-là, avec un camion de location brinquebalé par le mistral, à moitié vide de tout ce qu’elle avait laissé dans une ancienne vie. Elle s’est garée dans la cour, après avoir vaincu le passage étroit du vieux portail en fer vert et rouille. Je savais que ce n’était ni la grande ni le grand avec elle qui allaient habiter ici. Je l’avais déjà croisée quand elle était venue visiter l’appartement du premier, celui à ma droite. L’ancien locataire lui avait fait la visite et j’avais bien senti, elle avait eu un véritable coup de cœur pour moi. Je l’avais séduite facilement, j’en avais un peu rajouté. C’était une évidence, elle viendrait bientôt y habiter et c’était parfait pour qu’elle ré- entrevoit la beauté de la vie.
Catégorie : Ann
« Voici le Printemps, que les oiseaux saluent d’un chant joyeux.
Et les fontaines, au souffle des zéphyrs, jaillissent en un doux murmure.
Ils viennent, couvrant l’air d’un manteau noir, le tonnerre et l’éclair, messagers de l’orage…»
Début d’un poème sans doute appris à l’école qui me revient à l’instant où je monte les larges marches du perron. La mémoire et ses mystères, la suite m’échappe, et ça m’agace.
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Comme au printemps dernier. Il ne faudrait pas qu’il s’habitue. J’avoue que ce n’est pas mon activité favorite. Une disparition inexpliquée. Il souhaite une collaboration aussi efficace que la dernière fois. Étrange homme que cet inspecteur. Bien loin d’Adamsberg. Il percute ses paroles à coup de gros-mots bien sentis. Sous perf de café, gestes saccadés. Bon, il sait mener son équipe. Étonnant qu’il y revienne, tout de même. La cohabitation avait été difficile. Ils doivent être dans une sacrée impasse.
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Première clé
Des buis retenant parfois des brins de laine de moutons, des rochers, de l’herbe jaunie par le soleil insistant. L’air est sec. La chaleur pulse à perte de vue sur ces collines désertiques. Quelques papillons bruns et bleus virevoltent et disputent aux abeilles le pollen de quelques minuscules orchidées sauvages, presque cachées sous les pierres, à ras le sol. Le vent écorche le chant des oiseaux, le fait tournoyer et rebondir ça et là dans l’immensité du paysage. Les cheveux d’ange, ces herbes follement attachantes, ondulent langoureusement sous mes yeux. Je ressens la force de cette terre ancestrale, rude, sous mes pieds rouges de poussière. De-ci de-là de petites crottes rondes de moutons, vestiges du troupeau ayant emprunté le sentier. L’odeur du thym que je foule remonte par bouffées à mes narines. Les petites pierres crissent et roulent sous mes sandales.
Plus loin, je croise la cabane ronde, en pierres sèches. Vide. Devant trône la vieille pompe à eau dont la peinture blanche s’écaille largement, laissant entrevoir tantôt la rouille tantôt une couche verte plus ancienne. Je l’actionne quelques longues minutes, la sueur me pique la peau, mes muscles grognent sous l’effort. Une eau d’abord couleur terre gicle dans le long bac en pierre polie, faisant fuir quelques sauterelles affolées. L’eau pure et fraîche s’écoule enfin par saccades, attirant les insectes bourdonnants. Sans cesser le mouvement, je me penche pour boire quelques gorgées. Puis je m’arrose la tête pour me rafraîchir et me nettoyer le visage, les mains, les bras, tour à tour. Je reprends mon chemin.
Le vent se met en tête de me sécher les cheveux, s’amusant à les ébouriffer, les froisser, les sculpter à son goût. L’air est limpide, rendant ma vision nette jusqu’aux montagnes plus hautes et plus noires au loin. Je l’inspire fort, il me rend toute légère, mes pas se font plus faciles. Mon pied est sûr, le chemin est tracé, net. Le cri de quelques rapaces virevoltant haut dans le ciel me frôle les oreilles. J’imagine leur œil acéré me repérer, lente petite créature sur le minuscule sentier tout là-bas. Ils m’accompagnent un moment puis se sauvent vers la vallée, s’amusant avec les courants ascendants et descendants.
Le soleil réchauffe ma peau et fait briller les dernières gouttes sur mes bras, joyaux lumineux multicolores un bref instant. La chaleur intense est vivifiante et se diffuse dans tous mes muscles avec bonheur. Je me sens vivante.
Deuxième clé
Le chemin serpente maintenant pour descendre vers un petit pont enjambant un lit de pierres blanches d’une rivière souterraine, en cette saison. Des bosquets de lavande y tendent leur parfum capiteux vers le ciel d’un bleu presque blanc. Mes pieds me mènent vers l’autre rive, tambourinant sur les lattes de bois sec.
Je l’emprunte les poches délestées des vieux bagages pour arriver sur mon île, la belle, la bien-nommée.
Je grimpe la colline verdoyante devant moi. L’iode flotte dans l’air. La lumière baisse peu à peu. La pierre plate encore chaude est ici, exposée aux quatre vents. J’y prends ma place. L’île jumelle m’apparaît en contre-jour dans le soleil couchant, sa falaise tourbillonne de plumes et de cris d’oiseaux qui y nichent. Ma respiration s’apaise, yeux fermés. Sur le rythme des vagues commence le rituel. Appeler la Terre. L’énergie de Gaïa monte en moi, rouge, et s’épand dans tout mon corps. Le Soleil maintenant. Sa chaleur dorée se diffuse en moi. Equilibre.
Je me relève et descends sur la plage en contrebas. Le soleil rougeoyant plonge dans la mer, fait place à la première étoile. J’arrive aux neuf marches taillées dans la roche, puis sur le sable. La lune baigne son reflet dans la mer calme. De petites vagues lèchent la plage dans un doux murmure. Les branchages sont installés. L’un d’entre nous allume le feu. Nous sommes assis silencieux autour du brasier, le cœur heureux. Les flammes crépitent, prennent de la hauteur, léchant le bois sec, sifflant une musique ancestrale. Et les langues se délient, les rires fusent, les conversations vont bon train. L’odeur des mets qui cuisent nous ouvre l’appétit. Les boissons sont servies. Des groupes se forment, certains surveillent le feu, d’autres s’assoient au bord de l’eau. On prend des nouvelles, on se raconte, on partage. Je m’éloigne de quelques pas pour m’imprégner de toute cette vie. On se sourit, les yeux pétillants, heureux de ces retrouvailles. « Tellement magiques ces passages vers notre plage, tu trouves aussi ? »
Troisième clé.
Par Ann
« Putain, fait chier, merde ! ». Se faire passer un savon par la chef alors que toute son équipe était sur le feu depuis une semaine ! Ok, l’enquête piétinait , s’embourbait même, prenait un tournant foireux. Et ce temps ! Comme si la pluie incessante depuis mardi essayait de leur faire rentrer dans la tête un quelconque indice égaré, de force, encore. La situation était à l’image de cette disparition : pétrifiée, brumeuse, glaçante. La Mini verte avait été retrouvée à des kilomètres d’ici, intacte mais trempée, toutes portes ouvertes, feux en position allumée, batterie à plat, bas de caisse boueux, enfoncée dans un chemin forestier. Rien que ça…ça fleurait pas bon, comme aurait dit son aïeule. Non, tout ça vous embaumait les narines d’une drôle de petite odeur tenace, un peu rance. Les averses successives avaient effacé depuis longtemps toute trace alentour. Cette partie de la forêt était à moitié abandonnée et revenue à l’état sauvage depuis longtemps, bois putréfié, lierre envahissant, couche de feuilles grouillante d’insectes au sol. Tout ce qu’il aimait ! La battue dans les bois n’avait rien donné, les chiens ne sentaient rien ou sentaient trop, avec cette putain de tempête déchaînée. Pas moyen. Même les éléments étaient contre eux ! Mais que foutait-elle là, la bagnole ? Elle devait apporter quelques trucs à bouffer à sa grand-mère patraque à des lieues d’ici avait dit sa mère. La vieille habitait la première maison du lieu dit de Moulin Vieux qui dépendait de la ville, à l’orée de la forêt : on l’avait trouvée vide, des cendres dans la cheminée, lit ouvert et draps mis à mal. Les sacs à provisions posés dans la cuisine, l’imper rouge de la fille posé sur une chaise. Pas de grand-mère non plus. Étaient-elles reparties ensuite ? Sans l’imper ? Peu probable, ou pas de leur plein gré. Les autres avaient fini par embarquer la caisse pour la désosser, la fouiller sous toutes les coutures. Ils avaient envahi la baraque aussi, minutieusement cherché. Il leur faisait confiance pour ça. Et puis Jacques l’avait appelé, avait gueulé de s’être fait poussé au cul, tout était urgent pour tout le monde… puis lui avait sorti le truc: la pluie avait délavé la vieille Austin. A part quelques mots écrits sur une feuille arrachée, dans la boîte à gant, peu probable qu’on y trouve quoi que ce soit de valable, quelques empreintes, à voir ; pour la maison, confirmation pour la serrure intacte de la porte, ils cherchaient sur les draps…Tout un poème. Et aussi, ces petits bouts de papier déchirés, comme mâchouillés, éparpillés aux quatre coins de la maison. Ça avait demandé quelques efforts pour reconstituer le tout mais ils avaient réussi:
« Et ce n’est pas chose étrange,
S’il en est tant qu’Il mange.
Ne sont pas de la même sorte :
sans fiel et
privés, complaisants
Suivent les jeunes dem
Jusque dans les maiso»
Il manquait un bout . C’était quoi c’te merde ! Un connard en mal d’inspiration ? Jacques lui avait envoyé le texte en même temps qu’il lisait. « Tape-le dans google, tu vas te marrer », avait-il dit. Hein ? ça foutait les poils, c’est con. Il avait rameuté un bout de l’équipe. Quelques coups de fils plus tard, quelques heures d’attente en plus. Silence lourdingue après le debrief. Ils l’avaient regardé partir à l’abattoir vers son bureau, le pied traînant, le dos un peu plus voûté, éprouvant tous un soulagement coupable d’être à leur place. Un goût métallique dans la bouche, il était allé frappé chez la patronne lui donner les trouvailles de Jacques, lui dire qu’ils s’étaient démenés à interroger les services archive des grande villes du Comté sur les disparitions non-élucidées de jeunes filles ces dernières années. Les données arrivaient les unes après les autres. Une, deux, trois, neuf… Pour chaque affaire, quelques mots du texte reconstitué à Moulin Vieux. Nom de… Nom de… Il avait juste remplacé un mot. Et cette fois, le texte quasi en entier ici. Il voulait qu’on le trouve, mais pas trop vite, ça s’étalait sur plusieurs années. Il faisait durer. Et puis, ça s’accélérait brutalement. Fallait que ça tombe sur eux ! Mais concrètement, on avait quoi ? Des indices, une piste, un suspect ? Personne n’avait rien vu, on interrogeait les proches, les voisins. La chef avait hurlé : « vous me voyez dire au Préfet qui on cherche inspecteur ? » Et elle l’avait fichu dehors à coups de menaces pas reluisantes pour sa carrière « si on ne lui apportait pas fissa des avancées plus digestes à se mettre sous la dent ! » Très drôle !
Par Ann
Ah mais pas la moindre petite queue de cerise de bout de la lorgnette d’idée! Aucune inspiration, je te dis. Le vide.
J’ai bien essayé de prendre le bus pour voir. En fait même pas. J’aurais dû essayer de prendre le bus histoire de croiser des personnages inspirants. Imagine, un mec bizarre en long imper noir et hop ton histoire est servie sur un plateau, en deux coups de cuillères à pot. J’aurais dû prendre le bus.
A la place j’ai rien trouvé de mieux que de me promener avec mon appareil photo, un soir. Et, j’ai croisé une chouette. C’est bizarre, comme animal. A la réflexion, ça fait difficilement une histoire, une chouette, même hulotte.
Je vais réécouter la musique des Doors, the End ça s’appelle, sur fond de coucher de soleil.
Soit dit en passant, c’est la musique d’Apocalypse Now, donc pour planer, on repassera. Quel est le lien, en plus, entre la chouette et Apocalypse Now? Tu peux me dire? Il faudrait revoir le film, sait-on jamais, il y a peut-être une chouette dans ce film? Tu sais, toi? Bon, parce qu’en vrai, j’ai aucune envie de le revoir. Si tu te dévoues, ça m’arrange. Il est long, et triste à pleurer, et violent. Ou alors… la guerre des chouettes vue par les mulots. J’ai peu de connaissances sur les mulots. C’est la faute de la musique aussi, si j’ai pas d’idée. Et puis c’est quoi ce thème! The end! Non mais pourquoi pas écrire sur « un goût amer ». Ou sur des vers de Verlaine tant qu’on y est. C’est vrai quoi, c’est pénible. Elle va arriver à me gâcher mon dernier atelier de l’année, avec ces conneries. Et puis j’ai pas que ça à faire, moi. Attends, c’est bon aussi. L’a qu’à nous trouver un thème inspirant, et faciliter la vie à tout le monde. Elle se met un peu à notre place?
Eventuellement, la chouette là, elle se montre à la fin du jour, on peut dire. Oui. Ça colle au thème. M’enfin une chouette en pleine ville, même dans un grand arbre, c’est pas évident à rapprocher d’un coucher de soleil sur la montagne et musique planante.
Ou je change la musique. J’en trouve une autre qui s’appelle « the End ». J’ te colle une belle image de coucher de soleil, je la mets sur youtube et c’est plié. Au moins, on garde le thème central.
Tiens, tout cuit: https://www.youtube.com/watch?v=d6tksxu5wes et une chouette en image. Je vais lui demander si c’est bon. Elle va dire oui. Je la connais. Un peu.
C’est vraiment mauvais. M’enfin sinon, on tombe sur du hard metal. Et puis, il y a la chouette en image là, c’est raccord.
Tu dis ? C’est pas réellement le thème ? L’avantage de garder le lien d’origine, c’est que ça permet d’y rester ?
Mais ça voudrait dire écrire sur la chanson des Doors, qui est la BO d’un film de guerre. A moins que. Peut-être que dans les lyrics !
« Le tueur se réveilla avant l’aube, il enfila ses bottes. Il prit un masque dans l’ancienne galerie.
Il descendit dans le hall. Il alla dans la chambre où sa sœur vivait, et ensuite il… Rendit visite à son frère, et ensuite il…Il descendit dans le hall, et…Il arriva à une porte… et il regarda à l’intérieur.
Père, Oui fils, Je veux te tuer. Mère… Je veux te… baiser ! »
Ah… ça va pas être facile. Un serial killer planqué dans une famille du Far West qui tue son petit monde, se barre en Ford Mustang, fondu sur coucher de soleil montagnard et gros plan sur les yeux d’une chouette hululant sur une branche morte?
Réflexion faite, je ne me sens pas l’âme d’un écrivain de polars. Pas facile ce thème. Il est flippant. J’aime pas la mort du jour, même avec un beau ciel rouge-orangé. En même temps, est-ce vraiment une mort? Une fois le soleil caché, ça nous permet de voir les étoiles. La tienne brille particulièrement. Elles sont toujours là, d’ailleurs, même en plein jour. Sans compter que la nuit, les chouettes sortent chasser le mulot. Il paraît même qu’elles symbolisaient la sagesse dans l’Antiquité. Après, ça s’est un peu gâté. Ça parle de rouerie, de présage de mort et ça finit cloué sur une porte, en voie d’extinction. Et on en revient à la guerre, au Hard Metal et à la tristesse. Heureusement, les étoiles brillent jour et nuit.
Voilà, finalement, il est bien ce thème. Regarde. J’ai pas changé le lien sur youtube. Elle était nulle l’autre musique avec la chouette là. Heureusement qu’on n’a pas eu ça, t’imagines! Ça aurait été franchement hard pour le dernier atelier. On aurait pu être déçu, même. Alors que là j’ai presque pris le bus. J’ai rencontré un oiseau de nuit. J’ai écouté du Hard Metal. Je regarde ton étoile sans pleurer.
Par Ann
Il posa calmement son sac en cuir dans l’entrée, sur le banc, suspendit son imperméable noir sur le crochet. Il s’assit pour enlever ses chaussures, se fit la réflexion qu’elles étaient vraiment très pointues. Peu importe, faites sur mesure, elles étaient parfaitement confortables. Et puis ça l’amusait. Il enfila des chaussons trouvés dans le placard, jeta un œil à ses cheveux dans le grand miroir au dessus de la commode, sourit, un peu désabusé.
Il rejoignit le salon et se servit une absinthe dans un verre en cristal. Il fit tourner l’alcool dans le verre quelques secondes, admirant la belle couleur verte, avant de sacrifier au rituel. Etrange odeur de plantes, presque de médicament. Il posa le sucre sur la cuillère, elle-même sur le verre puis versa l’eau fraîche au goutte à goutte, regardant le sucre fondre lentement. La sulfureuse fée verte, disait son grand-père. L’eau vint troubler le liquide et libérer tous les arômes. Il donna quelques coups de manivelle au gramophone, les premières notes de musique s’élevèrent dans la pièce. Le soixante dix huit tours entonna Carmen de Bizet. Il avança l’aiguille jusqu’à trouver l’Habanera:
« L’amour est un oiseau rebelle
que nul ne peut apprivoiser
et c’est bien en vain qu’on l’appelle
s’il lui convient de refuser […]
L’amour est enfant de bohème
Il n’a jamais jamais connu de loi
Si tu ne m’aimes pas je t’aime
si je t’aime prends garde à toi… »
La musique résonnait dans l’immense salon du manoir. Il se dirigea vers la cuisine, le piano de cuisson rutilait. On avait disposé un panier de fruits sur le bar. La clé de la cave à vin, munie de son étiquette, était posée en évidence, juste à côté. La vieille table de chêne sentait fort la cire d’abeille. Le réfrigérateur américain regorgeait de nourriture. Il inspecta les meubles, les tapis, le sol dans les différentes pièces. Pas un brin de poussière. Parfait. Il fit un tour rapide des chambres, vérifia la propreté des sanitaires, si le linge de lit avait été mis à disposition correctement…
Rasséréné, il retourna à la cuisine. Il trempa ses lèvres dans l’alcool. Un goût puissant et amer le fit grimacer. Il éclata de rire. Il n’aimait toujours pas ça. Cette sorcière aux yeux verts lui avait fait tourner la tête, tout-à-l’heure. Quel regard étrange, exactement de la même couleur. Il aurait bien volontiers entamé la conversation, mais elle parlait déjà à quelqu’un, au téléphone, expliquant je ne sais quoi sur un long trajet en voiture à faire le soir-même. Il n’avait pas osé. Il but une dernière gorgée à sa santé, jeta le reste dans l’évier, lava rapidement le verre, la cuillère à absinthe, les essuya et retourna les ranger dans le vaisselier de la salle à manger. Son portable émit un bip. Message de son ex-femme disant que le chauffeur déposerait Charly à 21h devant la porte de son immeuble pour le week-end et demandant la confirmation qu’il serait rentré pour accueillir leur fils. Il répondit, remit le téléphone dans sa poche, soupira d’aise. Il passa au salon arrêter le gramophone. Son regard s’égara sur la roseraie.
Une berline se gara dans la cour, des portières claquèrent. Il fila dans le vestibule, remit rapidement chaussures et imperméable noir. Il descendit accueillir les visiteurs, leur donna les clefs, leur souhaita un bon week-end et s’en alla nonchalamment par l’allée. Puis il bifurqua sur un petit chemin dallé qui traversait le parc jusqu’à une porte dérobée. Il sortit une grosse clef brune de sa poche, la glissa dans la serrure, se retrouva sur la rue, referma puis se dirigea vers l’arrêt du bus à quelques pas de là. Pratique cette nouvelle façon de louer le manoir ! Et puis son grand-père avait toujours eu un sens de l’humour prononcé. Des touristes dans la demeure familiale, qui passeraient devant les armoiries et les tableaux des ancêtres sans y prêter la moindre attention. Une bouffée de joie l’envahit. Il aimait son petit appartement en ville, n’en déplaise à son ex-femme ! Plus de personnel, les transports en commun, son cabinet, ses patients, une vie simple, les moments complices avec son fils. Le bonheur ! Comme le verre de lait fraise qu’il préparerait à Charly tout-à-l’heure et soit-dit en passant, c’était tout de même meilleur que l’absinthe. Il en riait encore en mettant le casque sur ses oreilles :
« …Let’s raise a glass or two,
To all the things I’ve lost on you
Oh-oh Tell me are they lost on you?
Oh-oh Just that you could cut me loose
Oh-oh After everything I’ve lost on you
Is that lost on you? … »
Par Ann
« Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches. Vous voyez les enfants ? Dans cette petite boule de cristal, dans la vitrine devant vous. Vous apprendrez dans le programme de l’année prochaine que l’on pouvait encore en voir dehors au 22ème siècle, on appelait ça la Nature. Votre institutrice vous apprendra ça et vous montrera des images. On raconte une légende sur cette boule de cristal, on dit qu’elle renferme… » continuait la voix du guide.
– Je n’ai pas réellement écouté la suite. Je me rappelle que nous avons suivi le guide et la maîtresse de Sciences de la Vie vers les vitrines suivantes, remplies de choses bizarres et d’un autre temps, inutilisables, incompréhensibles aujourd’hui pour la plupart. En me retournant j’ai vu l’éclair de lumière rose sortant de la petite boule, un éclat presque imperceptible. Je me suis éclipsée discrètement et suis retournée vers la vitrine. Et c’est à ce moment que ça s’est reproduit, Monsieur. Mais je vous promets que je ne sais pas comment ça se fait. Je ne sais même pas si c’est de ma faute ou si c’est la boule qui choisit. Je voyais bien que je l’avais dans la main, soudainement. Et pourtant la vitrine était intacte ! Je l’ai regardée, j’ai bien vu ce que le guide appelait fruits, fleurs, branches et feuilles, et j’ai bien vu une petite figure, derrière une feuille, avec des yeux couleurs nuit. Et la petite créature me regardait et c’était comme un voyage dans les étoiles, Monsieur. J’ai mis la boule dans ma poche. Non je ne sais pas pourquoi les alarmes n’ont pas fonctionné. Nous avons fini la visite du Musée des Temps Mémorables et nous sommes retournés à l’école. C’était l’heure, nous avons récupéré nos affaires en classe et j’ai pris la navette scolaire pour rentrer chez moi.
Cette nuit-ci, je n’ai pas vraiment dormi. J’ai admiré la petite sphère. J’ai remarqué que quand je la tenais dans mes deux mains, la chaleur de mes paumes faisait se lever comme un petit soleil intérieur et je discernais mieux la vie qui s’y déroulait. C’est ce qu’on appelle une forêt, Monsieur, ce monde qu’on y voit ? J’ai fait quelques recherches sur le net. On y voit les 4 éléments, oui ? La chose bleue qui semble tomber, c’est de l’eau, une cascade il paraît. Qui sont les drôles de créatures toutes fines qui s’y baignent ? Leurs oreilles sont tellement étranges, leurs cheveux longs magnifiques ! La lumière, c’est le feu, j’ai bien compris, le feu du petit soleil. Une autre petite créature aux yeux de nuit a pris une poignée d’une substance marron par terre, et m’a montré d’un peu plus près cette matière. C’est de la terre, à mon avis. Et dans cette terre pousse cette forêt épaisse qui est comme vivante. J’ai aussi vu des fleurs, ou des feuilles tourbillonner comme balayées par un courant. Je suppose que c’est l’action du vent, de l’air. L’air est partout dans la petite boule, pas dans des bouteilles, pas juste dans des pièces pressurisées comme dans nos habitations ou dans nos navettes. La petite boule est l’extérieur ! Comment est-ce possible, Monsieur ? Qu’est ce que signifie ce mystère ? Qui sont ces créatures ?…Je suis désolée d’avoir pris la boule, je ne voulais pas spécialement.
– Nous savons, mon enfant. La petite boule, comme tu l’appelles, t’as choisie. Tu es la nouvelle gardienne, nous t’attendions. Tu as beaucoup de choses à apprendre avant de tenir ton rôle. N’aies aucune inquiétude, tout viendra en son temps et tu n’as rien fais de mal. Il en est ainsi à chaque fois. Cette petite boule de cristal est ce qui nous reste du Monde d’Avant la Grande Amnésie. Elle est infiniment précieuse. Et vivante, comme tu as finement pu le voir. Les petites créatures sont les descendantes de celles qu’on appelait autrefois fées, elfes, nains et ont créé ce monde miniature pour sauvegarder la Beauté du Monde afin de le faire revivre quand le temps sera venu. Tu es une des rares personnes à pouvoir les apercevoir. Cette petite boule est comme une graine. Et tu as appris qu’une graine peut donner des branches, des feuilles, des fleurs puis des fruits, mon enfant. Viens, maintenant, je vais te présenter quelqu’un et te montrer où tu logeras et commenceras ton long apprentissage.
Par Ann
Dans un sursaut, je me redresse. Un lit. Petit. Des murs blancs. La tête me tourne, j’ai le cœur qui s’emballe. J’inspire l’air épais et moite. Ne pas paniquer. Je regarde autour de moi. Une chambre d’hôpital, je suis seul, c’est la nuit. J’entends une voiture passer et s’éloigner, dehors. Des phares éclairent brièvement mon visage en sueur. La pièce est sombre, la chaleur est suffocante. Une chambre d’hôpital ? Encore ? Je ne me souviens pas. Quelle heure est-il ? Quel jour sommes-nous ?
J’ai dû recommencer. J’étais mal, tellement mal ces derniers jours. Ces derniers mois. Je pourrais presque dire ces dernières années. Je le dis, tiens. Autant être honnête. Finalement, quand était-ce la dernière étincelle de joie? Mon enfant. Ma femme. Que vont-elles encore penser ? Les émotions tournoient dans ma tête. J’ai bien le souvenir d’avoir affirmé que ça ne se reproduirait pas, que j’étais plus fort maintenant.
Sonner l’infirmière? Non. Pourquoi faire? Il faut que je rassemble mes idées, que je me calme. C’est effrayant de ne pas se souvenir.
Je vais me lever, ouvrir la fenêtre. Je tangue un peu sur mes pieds, j’ai la nausée. Et ce n’est pas dû à la vision des bandelettes entourant mes poignets. Je ne les avais pas vues. De l’air, j’ai besoin d’air, on étouffe ici. La fenêtre est grande ouverte pourtant. J’attrape les barreaux. Un souffle me décoiffe légèrement. De quoi ai-je l’air ? Si je commence à m’intéresser à ma coiffure ! C’est risible. Sourire. Le premier depuis… fort longtemps, c’est sûr. J’aurais pu sourire pour les premiers pas de mon enfant. Ou ses premiers mots. Ou… non, c’est la brise de cette nuit qui me réconcilie avec mon sens de l’humour, assez scabreux, je le reconnais.
Mes lèvres sont sèches. Je passe la langue dessus. Il doit bien y avoir un peu d’eau. Je vois une bouteille sur la table de nuit, et un verre. Une gorgée juste, j’ai l’estomac un peu retourné. Et puis l’eau est tiède.
Je retourne à mon poste, devant la fenêtre. Je regarde le paysage, le parking, la route, quelques grands arbres. J’écoute les bruits de la nuit, les insectes, le vent dans les branches. La lune me regarde, lumineuse. Je goûte le parfum de mon île. Je l’aime. J’ai dit ça. Étrange, j’avais oublié l’existence de ce mot.
Il s’est passé quelque chose. Je reste suspendu à cet instant. Je cherche. Quoi déjà ? Ah oui, cette sensation: je me sens plus léger. Je fouille. J’ai l’impression de sentir plus fort mon corps, je bouge mes doigts de pieds sur le sol, le carrelage frais me fait du bien. La nausée est passée. J’essaie de remonter le temps. Oui c’est ça ! Peu à peu, les brumes se dissolvent dans mon esprit. Il s’en est fallu de peu. C’est donc vrai le défilé de la vie, juste avant. Je ne veux pas dire le mot. Un vrai film à l’envers, précis, tellement précis et d’une rapidité surprenante. La vitesse de la lumière, je suppose. Mon esprit est plutôt vivace, je m’étonne moi-même ! Me voilà en train de théoriser. Ils n’ont pas dû m’abrutir de drogues. Ou alors, je suis devenu résistant. Haha, oui à force ! Mais je m’égare. Donc je disais : d’où vient ce sentiment nouveau?
Une évidence soudaine illumine ma conscience. Je veux vivre. Ce mot-là, je suis capable de le prononcer. Troublant. Mais pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Ça fait tant de temps que je cherche la clef. J’étais coincé dans un labyrinthe tellement épais. Il n’y avait pas de sortie, que de la douleur. Il s’est passé quelque chose, c’est sûr. Je ne me souviens pas de mon arrivée dans cette chambre. Je n’ai pas de…si ! Je me vois dans ce lit, les yeux fermés. Je ne suis pas seul. Elle est là. Assise. Me parlant doucement. Chercher mes racines, voyager jusqu’aux Indes me chuchote-t-elle, là sont les réponses, nos identités, notre mémoire, notre rôle. C’est elle. Croisée il y a si longtemps dans cette vie. Et la superposition des visages de ses différentes incarnations, rencontrées au fil de nos vies antérieures et de celles à venir. Mon amie, ma sœur. Je me souviens, je sais qui je suis. Je sens une immense joie monter en moi, des profondeurs de mon être. J’ignore ce qui a pu se passer, ce qui a été brisé dans mon cœur. Peu importe aujourd’hui. Seul le présent compte. Elle est encore là, une petite lumière dans ma tête, fil de soie, fin cordon qui nous relie. Que disait-elle encore? C’était essentiel. J’entends le timbre de sa voix et son éclat de rire : «Je suis toujours en train de m’étonner moi-même. C’est la seule chose qui rende la vie digne d’être vécue.»
Par Ann